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lundi 15 novembre 2021

1208-NICE-ÉTUDE D'UNE VUE PANORAMIQUE DU PAILLON, 1868

 

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DERNIERE MODIFICATION DE CET ARTICLE : 09/07/2023


PHOTOGRAPHIE


Le tirage albuminé mesure 21,2x8,1 cm et est collé sur un carton fort et légendé de 27x11,9 cm.

La photographie panoramique montre la ville de Nice depuis la terrasse de l'Hôtel des Anglais. C'est une vision plongeante ouest-est, centrée sur le côté gauche du kiosque à musique du Jardin Public.

Elle dévoile notamment :

- les quais du Paillon, du Pont-Vieux (au nord) jusqu'au Pont-Napoléon (à l'embouchure), avec sur la rive ouest les quais Saint-Jean-Baptiste et Masséna, et sur la rive est les boulevards du Pont-Vieux et du Pont-Neuf, la place et le boulevard Charles-Albert et le square des Phocéens (actuelle Promenade du Paillon ou Coulée Verte avec, à l'ouest l'avenue Félix Faure et l'avenue de Verdun, et à l'est le boulevard Jean Jaurés et l'avenue Max Gallo),

- la vieille ville italienne, dominée par la colline du Château (avec le cimetière et la terrasse du Château) et au-delà par le mont Alban et son fort, 

- l'extrémité orientale de la Promenade des Anglais et le bord de mer, depuis le boulevard du Midi et les Ponchettes jusqu'au mont Boron, dominé par le Château Smith.


- Détail du Plan indicateur de la Ville de Nice, 1865, édité par Charles Jougla,
avec indication de l'angle de prise de vue de la photographie étudiée
(alignements prévisionnels du plan régulateur exprimés en rouge)
 Paris, BnF (voir sur Gallica).



LÉGENDE


La photographie est soulignée du texte suivant, avec, au centre et en gros caractères, "Vue Panoramique. Nice & Ses Environs", et en-dessous, sur la droite et en plus petits caractères, "Photographie & Beaux-Arts, Visconti. Chartier, Succr, 2, rue du Cours, Nice". 

La vue appartient donc à une série de photographies diffusées par l'établissement littéraire Visconti (fondé en 1839), avec le nom de "Chartier" qui, au-delà de vues panoramiques, se retrouve également sur des cartons colorés de Cartes de visite (étiquette puis tampon au verso) et de vues stéréoscopiques (tampon au recto) de la région (exemples ci-dessous).






Son nom est absent du recensement de la Ville de Nice de 1861. Son installation semble dater de l'année 1863 et n'apparaît dans les annuaires niçois qu'à partir de 1864, "Chartier, papetier, rue du Cours, 2". Les listes électorales le citent, né en "1834". 

"Âgé de 30 ans, Anatole Amédée Chartier, né le 26 octobre 1834 à Paris [12ème arrondissement], papetier, épouse à Nice le 22 avril 1865, Marguerite [Baptistine] Faraut, 22 ans, née à Nice le 29 novembre 1842 [29 octobre 1842], sans profession".

Anatole Chartier, papetier, 32 ans et son épouse Faraut Baptistine, 23 ans, sont ensuite cités dans les recensements de la Ville de Nice de 1866 et de 1872, au 1, rue du Cours. 

Dans la liste du recensement de 1866, leurs noms sont proches de ceux de "Visconti Benoît, libraire, 46 ans" [49 ans car baptisé le 24 février 1817] et de sa femme "Clarke Julie, 37 ans" [59 ans car Louise Julie Clarke, veuve Bowen, a épousé Benoît Visconti, à 48 ans, le 28 octobre 1855] puis, dans la liste du recensement de 1872, de Visconti Barthélémy (!), libraire, marié, 55 ans, né à Nice et de Tucherman Hne, directrice de l'établissement, veuve, 48 ans, hollandaise (vers 1824), cités au 2, rue du Cours.

Il semble donc qu'Anatole Chartier soit en lien avec la librairie Visconti, située entre la rue du Cours et la place de la Préfecture et donnant sur la promenade du Cours (actuel cours Saleya). La librairie Visconti expose et vend des tirages photographiques depuis la fin des années 1850, et notamment ceux de Louis Crette et de Michel Schemboche. 

En fait, Anatole Chartier achète la partie "Photographie & Beaux-Arts" et devient le "successeur" de Benoît Visconti dès le 1er avril 1863 ; les deux noms sont cités pour la première fois dans le Journal de Nice du 15 mai 1863 dans une annonce très brève (trouvée un an et demi après la rédaction de cet article).


- Annonce parue dans le Journal de Nice du 15 mai 1863 p 4,
Archives Départementales des Alpes-Maritimes.



Ces noms se retrouvent par la suite dans les journaux de décembre 1873 (publicité du Phare du Littoral ci-dessous), peut-être suite au décès de Benoît Visconti le 23 septembre 1873, et ne sont signalées dans l'annuaire niçois qu'en 1877, "Chartier (A.), papeterie et beaux-arts, rue du Cours, 2" (annuaire de 1876 non conservé).


- Publicités parues en page 4 dans Le Phare du Littoral des 20 et 27-31 décembre 1873,
Archives Départementales des Alpes-Maritimes.



Anatole Chartier décède à 43 ans environ, entre 1876 et 1878 (acte de décès et sépulture non retrouvés sur Nice), la papeterie étant encore à son nom dans l'annuaire de 1877 (annuaire de 1878 non conservé) mais au nom de sa veuve dans ceux de 1879 à 1884 (Michel Linier lui succède en fait dès 1883).

L'intitulé de la photographie étudiée peut donc renvoyer aux années 1860 ou 1870. Cette hypothèse peut être appuyée par certaines prises de vue du parisien Jean Andrieu, éditées par lui et datables vers 1865, s'il ne s'agit pas de retirages plus tardifs.


- La photographie étudiée.



DATATION


De nombreux éléments de la photographie permettent une datation resserrée :

Sur la droite de l'image :

- la présence du Pont Napoléon, érigé entre fin décembre 1863 et fin décembre 1864, et inauguré le 4 janvier 1865 (démonté en 1893) ;

- la présence du Cosmographe de François Ouvière installé, en haut du grand escalier descendant à la mer situé à l'extrémité de la Promenade des Anglais, l'été 1865 ;

- la présence des annexes, restaurant et remise, de la Pension Suisse (qui existe toujours), érigées aux Ponchettes, près de la Tour Bellanda, fin 1866-début 1867 ;

- la présence du Kiosque à Musique (qui existe toujours), érigé dans le Jardin Public à partir de septembre 1867, coiffé de son pavillon fin novembre, mis en peinture en décembre 1867 et inauguré le 2 janvier 1868. Entouré de nouvelles plantations, le kiosque remplace l'estrade et protège désormais du soleil et de la pluie l’orchestre militaire qui joue deux fois par semaine pendant la saison d'hiver. Le kiosque sera entouré de nouvelle plantations en mars 1868 puis de candélabres au gaz en mai (non visibles ici).

Sur la gauche de l'image :

- la présence du Grand Hôtel (qui existe toujours), érigé essentiellement au 9, du quai Saint-Jean-Baptiste en 1867 et ouvert le 1er octobre 1867 ;

- la présence, dans le lit du Paillon, entre Pont-Neuf et Pont-Vieux, des arches en construction du futur Pont-Square Masséna, commencées en juillet 1867 (fondation des piles) (détail photographique ci-dessous) ; elles ne seront cintrées qu'à partir d'avril 1868 et achevées en juin 1868, le square n'étant inauguré que le 15 août 1869 (détail ci-dessous) (le square a été intégré dans le couvrement du Paillon dans les premières années du XX° siècle).


- Détail de la photographie étudiée, le lit et les quais du Paillon entre le Pont-Neuf et le Pont-Vieux.

Sur le quai Saint-Jean-Baptiste, commence à émerger le premier niveau
 de l'Hôtel de la Paix en construction dès janvier 1868.


Il ressort de tous ces éléments que la date de prise de vue de la photographie ne peut être située qu'entre décembre 1867 (présence du Kiosque à Musique terminé) et avril 1868 (cintrage des arches du Pont-Square Masséna).

D'autres détails de la photographie permettent d'ailleurs de confirmer cette datation. Le square des Phocéens y apparaît en effet en travaux. Dès fin janvier 1863, l'ensemble des plantations du square (en dehors de la rangée d'arbres bordant le cours du Paillon) a cédé la place à la construction du long et bas bâtiment (1.000 m2) de la gare provisoire de Nice (Le Messager de Nice entre janvier et avril 1863 ; Journal des Chemins de Fer du 18 avril 1863 p 132). 

Cette gare provisoire a été achevée à la date du 10 avril 1863, afin de conduire les premiers voyageurs de chemin de fer, grâce à un service d'omnibus tirés par des chevaux, à la gare de Vence-Cagnes (la ligne Cagnes-Nice n'a été livrée que le 18 octobre 1864). Le bâtiment des Phocéens devait être démoli après la construction de nouveaux bâtiments provisoires sur le site même de la future gare en 1864 mais il a cependant accueilli les expositions du Concours Régional d'Industrie et d'Agriculture en avril et mai 1865 et n'a, en définitive, été démonté qu'à la fin du mois de septembre 1865 (Journal de Nice du 22 septembre 1865). 

Depuis lors, le square a été repensé (voir le projet sur le plan de 1865 en début d'article), un grand palmier y a été planté en juillet 1867 et le terrain agrandi en novembre 1867. Le jardin a été redessiné le 1er février 1868 (Archives Départementales des Alpes-Maritimes, 06PH 00677) et les plantations y ont été réalisées en mars 1868. En mars également, les assises de la Fontaine et l'installation de son bassin ont eu lieu face à la rue Saint-François-de-Paule, en l'attente de la vasque et du groupe de Tritons (dit aussi des Sphinx ou des Griffons) qui n'auront lieu qu'en avril et mai 1868, avec une grille de protection posée en décembre 1868 (Le Journal de Nice, 1863-1868).

Sur la photographie (détail ci-dessous), le grand palmier offert par Iginius Tiranty et planté les 26 et 27 juillet 1867 est visible, décalé par rapport à l'axe de la rue Saint-François-de-Paule afin de ne pas usurper l'espace de la fontaine projetée. Les plantations ne sont cependant pas apparentes (notamment les nouveaux palmiers de mars 1868) et le socle de la fontaine n'est pas encore posé (mars 1868). Ces derniers éléments resserrent la datation de la photographie entre décembre 1867 et mars 1868, et plus probablement entre janvier et février 1868. La présence, sur le quai Saint-Jean-Baptiste, du premier niveau déjà érigé de l'Hôtel de la Paix dont la construction n'a débuté qu'en janvier 1868, semble impliquer le mois de février 1868.

Le square semble se résumer alors en des tas de terre nue, desservis par des allées, alors que dès le début des années 1870, sur les photographies postérieures prises du même point de vue, les plantations et les arbres masqueront la base des bâtiments et leurs boutiques, au nord, la mercerie (d'Angiolina Bousquet ?) et le magasin de Pianos & Musique d'Henri Castiglioni (compositeur et professeur signalé à Nice dès les années 1850) et au sud, la boutique d'Abraham Berlandina (visible ci-dessous).


- Détail de la photographie étudiée, avec le square des Phocéens.



La généalogie et la vie de la famille Berlandina ont été étudiées en détail par Marie Ferran-Wabbes (sur Geneanet) que je remercie pour sa collaboration et nos échanges. Abraham Berlandina, né à Gênes vers 1823, est issu d'une famille italo-anglaise. Il est marié, père de famille et imprimeur à Londres dans les années 1840. Il s'installe ensuite à Nice au début des années 1850 (vers 1851-1853) et reprend dans cette ville la très ancienne épicerie fine (denrées coloniales et vins étrangers) fondée par son père en 1825, située rue Saint-François-de-Paule.

La Maison est signalée dans les annuaires dès la fin des années 1850, au n° 2 de la rue Saint-François-de-Paule (à l'extrémité sud-est de la rue, près du Cours, Palais Hongran) avec, dès avril 1863, une deuxième adresse dans la même rue, n° 26, à l'angle de la place des Phocéens, vis-à-vis la gare provisoire (AM 2T 15-1548), au rez-de-chaussée de l'angle nord-ouest du grand immeuble Gauthier-Donaudy du bord de mer (qui existe toujours), face à l'Hôtel du Nord (tenu par Reynard au 19, rue Saint-François-de-Paule qui occupe l'angle opposé) (voir le détail photographique ci-dessus).

Abraham Berlandina sollicite successivement, le 15 avril 1863 puis le 30 mai 1865, deux autorisations municipales afin d'aménager la devanture de sa boutique donnant sur le square des Phocéens (Archives Municipales de la Ville de Nice, projet dessiné de 1865, 2T 20-160/1).

Il rappelle, dans une publicité parue dans l'ouvrage du Dr Lubanski en 1865, Guide aux stations d'hiver du littoral méditerranéen (page XI), qu'il est "Fournisseur breveté de la Maison de S. M le roi d'Italie, de S.M.I. l'Impératrice douairière de toutes les Russies, de S.M. le roi de Wurtemberg, etc.". Les inscriptions, "Maison Brevetée - Fondée en 1825", apparaissent d'ailleurs accostées des armoiries des cours européennes sur le fond sombre de l'enseigne, ainsi que, "Berlandina", sur la tenture déployée en-dessous (voir le détail photographique ci-dessus).



PANORAMIQUE


Les lieux montrés sur la photographie étudiée ont subi des modifications constantes dans le milieu et la seconde moitié du XIX° siècle, notamment du fait du développement de jardins et de la multiplication des communications, ponts et couvrement du torrent, entre les rives gauche et droite du Paillon, afin de mieux relier les deux parties ancienne et nouvelle de la ville.

Des dessins, estampes et peintures récapitulent l'évolution des lieux. Dès les années 1840, des photographies sont également réalisées mais peu d'entre elles sont parvenues jusqu'à nous. Les photographies les plus anciennes conservées datent au plus tôt de la seconde moitié des années 1850 et sont très peu nombreuses, contrairement à celles des années 1860.

L'un des intérêts de la photographie étudiée est donc de montrer un état de ces lieux au début de l'année 1868 mais ce n'est pas le seul. En effet, c'est l'une des rares vues panoramiques à présenter un angle de vision aussi large des lieux et à rivaliser ainsi avec les plus belles estampes contemporaines. La plupart des photographies contemporaines et postérieures présenteront d'ailleurs ce même paysage en deux photographies distinctes, l'une montrant le bord de mer et l'autre la perspective du Paillon traversant la ville. Il est donc légitime de s'interroger sur l'appareil ayant permis cet exploit.

Les chambres photographiques panoramiques ont existé dès les années 1842-1844 et se sont multipliées et améliorées par la suite, présentant soit des objectifs tournant à plaques fixes, soit des plaques tournantes à objectif fixe, soit encore des appareils tournant dans leur intégralité. Un appareil de ce dernier type est breveté en 1862 par les anglais Johnson & Harrison, diffusé à partir de 1864 et amélioré dans les années suivantes. Deux présentations en sont faites par Johnson lui-même à la Société Française de Photographie en 1865 puis 1866. Le paysagiste français Adolphe Braun de Dornach (banlieue puis quartier de Mulhouse, Haut-Rhin) est l'un des premiers et prestigieux utilisateurs de cet appareil tournant nommé "Pantascopic Camera" et offrant un angle de vision de 110 degrés (vues parisiennes de l'Exposition Universelle de 1867, paysages alpins de 1868). Cet appareil est donc utilisé, parmi d'autres, à l'époque de la photographie niçoise étudiée.

La photographie ne révèle pas non plus son auteur. Est-il l'un de ces photographes voyageurs qui ont réalisé des séries sur Nice et sa région (Cannes, Monaco, Menton) ou bien l'un des photographes installés à Nice dans les années 1860 ? Rien ne permet de trancher. 

Cependant, sur la quinzaine de photographes installés dans la ville en 1868, on compte neuf paysagistes dont deux sont ou seront connus pour leurs vues panoramiques de Nice et de sa région, Jean Walburg de Bray/Debray et Eugène Degand. Il faut cependant ajouter deux photographes de Cannes, André Gasquet et Jules Buisson, actifs cette année-là et créateurs de vues panoramiques également. 

Jules Buisson, de retour d'Algérie, séjourne d'ailleurs à Nice en 1868 et 1869, avant de regagner Cannes. Il participe à l'Exposition des Arts Industriels et des Produits de l'Industrie Niçoise qui s'ouvre en octobre 1868 dans le local de la Société des Lettres, Sciences et Arts de Nice. Il y expose des vues panoramiques de Nice et de Cannes, "obtenues avec le nouvel appareil Mertens (sic), à axe tournant, permettant d'embrasser un paysage plus étendu" (Annuaire des Alpes-Maritimes 1869, Seconde partie p 191). Dès 1845, Friedrich von Martens a été l'inventeur d'un premier Daguerréotype panoramique à objectif tournant, offrant un angle de vision de 150 degrés et il a par la suite créé de nouveaux appareils et notamment réalisé des prises de vues panoramiques de l'Exposition Universelle de 1867.

Chacun des photographes évoqués peut cependant être l'auteur de la vue étudiée. Cette photographie offrant une vue urbaine panoramique à vol d'oiseau, très appréciée à l'époque, restera anonyme jusqu'au jour où une photographie identique, portant le nom de son auteur, sera découverte.

Cependant, cette photographie appartenant à une série de vues panoramiques de Cannes, Nice, Monaco et Menton prises entre 1864 et 1868, il semble fort probable que l'auteur en soit Jean Walburg de Bray (1839-1901).