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jeudi 15 mai 2014

217-LA SCULPTURE OCCIDENTALE TRADITIONNELLE ET CONTEMPORAINE



PISTOLETTO Michelangelo (né en 1933), L’Étrusque et la voie romaine, détail, 1976/2007,
miroir, bronze (194x90x80 cm, copie d'un original étrusque, Portrait de Aulus Metellus, I° siècle av.-J.C.), moulage en résine époxy d'une partie du decumanus du site archéologique de Cimiez à Nice, 300x270x532 cm, Nice, MAMAC (photo personnelle).




                   FICHE RÉCAPITULATIVE ET COMPARATIVE SIMPLIFIÉE 

LA SCULPTURE TRADITIONNELLE

Jusqu’à la fin du XIX° siècle une sculpture est :

LA SCULPTURE CONTEMPORAINE

A partir des années 1910 et avec Pablo Picasso (Cubisme), Marcel Duchamp et Kurt Schwitters (Dadaïsme) ou Constantin Brancusi (Art abstrait), la sculpture peut être :

-figurative (dieux, héros et grands hommes ; figure isolée ou groupe sculpté avec animaux, objets, éléments de décor),  

-figurative ou abstraite,

-compacte, massive, statique, sobre (peinte et colorée dans l’Antiquité et le Moyen-âge), de petites dimensions ou de dimensions monumentales,


- légère, dispersée, colorée, transparente,  invisible, éphémère (conservée par la trace photo ou vidéo), immatérielle (vide, espace, ombre, projection multimédia), 
être statique ou mobile, de petites dimensions ou de dimensions monumentales,

-repose sur un socle et est surélevée par un piédestal dans les architectures, les rues ou le paysage,

-peut reposer ou non sur un socle, être directement sur le sol, le mur, le plafond, la terre ou l’eau, être en plein centre-ville ou en plein désert
-met en évidence le lieu, l'espace, l'architecture,

-réalisée le plus souvent avec des matériaux nobles et pérennes, surtout le marbre et le bronze
-et additionnée d’accessoires (emblèmes, armes, bijoux), de détails peints ou collés (yeux), de vrais vêtements, de matières précieuses (or, argent, os, ivoire),

-peut être réalisée avec des matériaux nobles mais également avec toutes les matières existantes et leur mélange :
matériaux pauvres (carton, tissu, verre, déchets) et nouveaux (béton, plastique, polycarbonate), objets artisanaux ou industriels, neufs ou recyclés (présentés, détournés, détruits), nourriture, choses (minéraux, végétaux, eau, air), moteurs, machines, systèmes mécaniques, électriques, électromagnétiques et informatiques, 

et intégrer écritures, images fixes et mobiles, mouvements réels, sons (vibrations, bruits, voix, musiques), lumières (naturelles ou artificielles) et ombres, jeux d’eau, odeurs (naturelles ou artificielles), phénomènes naturels (lumière solaire, force du vent ou de l’eau, pluie, éclairs, brume), hasard, corps humain ou animal vivant ou mort,

-revêt deux formes principales : le relief (bas-relief et haut-relief liés à l’architecture)
et la ronde-bosse (libre et dont on peut faire le tour),

-revêt de nombreuses formes, et notamment la ronde-bosse et le relief 
mais également dès les années 1910, le tableau-relief, le ready-made, l’assemblage, 
puis surtout à partir des années 1950-1970, l’installation, l’installation in-situ, l’environnement, l’architecture, la performance (corps en action), la photo et la vidéo, l’immatériel,

-est la preuve de la virtuosité technique du sculpteur et de ses assistants spécialisés avec :
-le modelage (argile, plâtre, cire),
-le moulage suivi de la fonte (alliage de cuivre et d’étain)
-la taille directe (bois, pierre, os, ivoire),

-est la preuve de compétences mixant tous les arts (dessin, peinture, sculpture, architecture, scénographie, théâtre, danse, musique et chant, photographie, cinéma, B.D., infographie) et techniques,

-décrète que tout est art : le monde et la chose, l'objet, l'architecture et la vie quotidienne, le lieu et l'espace, le corps et le geste ; c'est le regard et le choix de l'artiste qui déterminent ce qui est art, même si les éléments n'ont pas été façonnés par lui,

-joue sur la relation à l’échelle du corps humain et au lieu, intègre les dimensions espace et temps,

-donne parfois une part prédominante à l’idée et au concept sur la réalisation même,

-appréciée par le spectateur sous l’aspect visuel, esthétique, intellectuel, religieux et politique.

-appréciée par le spectateur sous l’aspect visuel, esthétique, religieux et politique mais désormais le spectateur a souvent un rôle (œuvre interactive ou ludique) dévolu par l’artiste et tous ses sens sont sollicités (le sensible, l’expérience sensorielle) :
Il adopte un point de vue, une posture, une participation (happening, événement, action), il sent l’œuvre, l’écoute, la parcourt, la touche, la construit, la manipule, la déplace, la met en mouvement, la modifie ou même la détruit,

-l’œuvre joue également sur les états psychologiques du spectateur (jeu, humour, surprise, excitation, joie, sérénité, malaise, peur).




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lundi 12 mai 2014

216-LA PRÉSENTATION





SUH Do-Ho (né en 1962), Home Within Home (La Maison dans la Maison), 2013,
installation d'organza bleu, 12x15 m, Séoul, Museum of Modern and Contemporary Art.
Mise en abyme spatiale, culturelle et mémorielle de l'immeuble de trois étages du logement de l'artiste,
 étudiant à Providence (USA) et de sa maison d'enfance (maison traditionnelle coréenne, suspendue), à échelle réelle.
Les architectures ont été scannées en 3D par une machine et la structure suspendue et fantomatique,
 faite de couches de tissu plus ou moins transparentes, donne la sensation d'une image monochrome virtuelle.
L'organza est une mousseline de coton ou de soie, passée à la vapeur pour être rendue transparente puis cousue à la main.


VOIR LE DIAPORAMA DE CATHY C. SUR : PRÉSENTATION-REPRÉSENTATION
http://artspla-site-austral.ac-reunion.fr/IMG/pdf/PRESENTATION-2.pdf




LA PRÉSENTATION : pratique des arts des XX° et XXI° siècles qui donne priorité à l’intégration du réel, à la prise en compte de l’espace du lieu et à la participation du spectateur, aussi bien dans la phase de conception de l’œuvre (processus) que dans son mode d’exposition (dispositif).

Jusqu’au tournant du XX° siècle, les arts de la Peinture et de la Sculpture étaient uniquement basés sur la représentation. A partir des années 1910, l’art est renouvelé par la voie abstraite mais également  par l’intégration du réel (matériaux pauvres, objets) dans les œuvres (Pablo Picasso, Marcel Duchamp). Le réel constitue désormais tout ou partie de l’œuvre (objet, chose, corps).
De la « représentation », les artistes passent à la  « présentation ».  Cette nouvelle façon de concevoir l’art traverse les XX° et XXI° siècles,  avec une généralisation à partir des années 1960 et une mondialisation à partir des années 1980.

On peut définir la présentation comme un dispositif d’exposition de l’œuvre qui est pensé dès la conception de cette dernière. Elle se définit par :

1- La matérialité (présence physique de la matière réelle : objets, choses, corps, statiques ou en mouvement) ou l’immatérialité de l’œuvre (invisible, insaisissable, virtuelle),

2- L’espace : le lieu (pièce, bâtiment, rue, paysage) est investi dans ses trois dimensions et fait partie de l’œuvre (installation, installation in situ, environnement) ; l’œuvre joue sur le rapport d’échelle au corps humain et au lieu,

3- L’interactivité : le spectateur a un rôle actif dans l’œuvre, fait partie de l’œuvre qui parfois n’existe pas sans lui : il la regarde, la parcourt, la construit, la manipule ou la détruit et vit des expériences sensorielles (les 5 sens) et psychologiques (ambiance),

4- La présentation peut intégrer des représentations (images, sculptures) mais également des textes, des lumières, des sons et des odeurs.



PROGRAMME

Les options Arts plastiques de Terminale (option facultative et option de spécialité) traitent de la question de la « présentation » au travers du programme limitatif.

La problématique de la présentation (productions des élèves pour le dossier du baccalauréat et prestation orale) est à conduire en considérant tout à la fois les opérations intellectuelles et techniques d’élaboration des œuvres, les modalités de leur réalisation et de leur mise en situation ou de leur mise en scène. 

Elle permet d’ouvrir la réflexion et d’acquérir des connaissances sur :
-          - le support, la nature, les matériaux et le format des œuvres,
-          - la tradition du cadre, du socle, ses ruptures et renouvellements contemporains,
-          - l’inscription des œuvres dans un espace architectural ou naturel (privé ou public, institutionnel ou non, pratiques de l’in situ),
-          - le statut de la production ou de l’œuvre, sa reconnaissance artistique et ses éventuelles mises en question (ready-made ou création élaborée, caractère pérenne ou éphémère, unité ou éclatement des supports, renouvellement des matériaux, des lieux et des formes, affranchissement des catégories traditionnelles, absence ou disparition de l’œuvre…).



POUR APPRÉHENDER LA DÉMARCHE DES ARTISTES CONTEMPORAINS ET LA QUESTION DE LA PRÉSENTATION
VOIR LA VIDÉO (18 MN) SUR LE MAKING OF DE 
PERSONNES, DE CHRISTIAN BOLTANSKI (NÉ EN 1944), 
MONUMENTA 2010, PARIS, GRAND PALAIS.





DÉFINITIONS

Le terme « présentation » est un terme propre aux Arts plastiques et recouvre trois sens principaux, il désigne :
- l’intégration du réel dans l’œuvre : la « présentation » du monde (et non plus seulement sa « représentation ») et l’affirmation de la matérialité (présence physique des supports, matériaux et techniques utilisés),
- la mise en scène (scénographie) de l’œuvre dans un espace, à destination du spectateur : la relation de l’œuvre au lieu et le rôle dévolu au spectateur, 
- la valorisation de l’œuvre : par le cadre, le piédestal, le socle, l’affiche, le cartel, le vernissage, le happening …).


INTÉGRATION DU RÉEL DANS L’OEUVRE

Picasso et Braque ont été les premiers, en 1912, dans la phase du Cubisme synthétique, à présenter, à intégrer des morceaux de réalité (matériaux pauvres, objets, images, textes) tant dans la peinture (collage, comme Nature morte à la chaise cannée de Picasso, 1912) que dans la sculpture (assemblage, comme Guitare de Picasso, 1912).
Marcel Duchamp (Dadaïsme) créera pour sa part des assemblages, comme Roue de Bicyclette, 1913, puis les « ready-made »  (objets tout faits, comme Porte-bouteilles, 1914 – contre le savoir-faire, la virtuosité technique, l’artistique traditionnel), en basculant simplement l’objet du quotidien, sans assemblage ni modification, dans le domaine de l’art (ceci est une œuvre d’art : changement de contexte - de l’univers du quotidien au musée institutionnel - et de regard).

Dans le mot « présentation » au sens « intégration du réel », il faut entendre également (au-delà des matériaux, des objets, des images et des textes) l’intégration en sculpture :
-          - d'éléments technologiques (mécaniques, électriques, électroniques…) et du mouvement réel,
-          - de choses (éléments d’origine naturelle comme les pierres, l’eau et la glace, les végétaux - Land Art, Giuseppe Penone…),
-          - du corps vivant de l’artiste (performances), de ses assistants ou des spectateurs-acteurs (happenings),
-          - voire du corps vivant ou mort d’animaux (Joseph Beuys, Jean Tinguely, Damien Hirst, Joan Fontcuberta, Maurizio Cattelan, Wim Delvoye, Daniel Firman, Magnus Muhr…), de matières corporelles ou de morceaux de corps humains (Body Art).


LA MISE EN SCÈNE DE L’ŒUVRE DANS UN ESPACE À DESTINATION DU SPECTATEUR

Dans l’art contemporain, le mode de présentation ou d’exposition fait partie intégrante de l’œuvre et est déterminé par l’artiste : mise en scène ou scénographie.

La présentation intègre la mise en espace (naturel et urbain) :
-          - relation au lieu naturel, urbain, architectural : œuvre in situ, performance, Land art,
-         -  installations utilisant le milieu naturel (désert, montagne, plaine, rivière, plage) comme support et/ou comme matériau,
-          - installations utilisant l’architecture : les pièces, les couloirs, le sol, les murs le plafond, les baies d’un bâtiment (musée, galerie, bâtiment industriel, bâtiment désaffecté, en ruines, avant rénovation ou destruction), mais également ses systèmes d'éclairage, de chauffage ou d'aération. L'artiste prend possession, en 2D et en 3D, d’un bâtiment depuis ses fondations et ses façades, jusqu'aux toitures ou aux terrasses, voire la rue entière ou même le quartier,
-          - création d’un lieu : environnement, architecture, œuvre d’art total.

La présentation intègre également la relation avec le spectateur

- Dans le domaine de la peinture :

-un tableau par ses dimensions et son accrochage (au mur, au sol) va entraîner une attitude différente du spectateur : relation intimiste due à la proximité (œuvre de petites dimensions) ou absorption dans l’œuvre (œuvres de grandes dimensions, comme celles de Mark Rothko présentées dans des pièces exiguës pour que le spectateur « entre dedans »).

- Dans le domaine de la sculpture :

- la question des dimensions, de l’échelle (en rapport au corps humain) est également fondamentale (Land art, Richard Serra, Ron Mueck…) ;

-la question du spectateur : le spectateur va regarder (Art optique), parcourir (installation, environnement), manipuler (Art cinétique, Art multimédia), participer (happenings) voire même créer, transformer ou détruire l’œuvre. L’œuvre est ainsi interactive et finalisée par le spectateur dont le rôle est déterminant : il fait partie intégrante de l’œuvre.

L’œuvre est de plus souvent conçue pour multiplier les expériences sensorielles du spectateur, voire perturber ses repères (parcours, vitesse, ambiance, déstabilisation, excitation, peur) :
-          - au-delà de la vue (œuvre, point de vue, images, textes, lumières naturelles ou artificielles, ombres portées)
-          - et du toucher (contact, manipulations, ajouts, modifications, montage ou démontage de l'oeuvre, destruction),
-          - il y a souvent l’ouïe (Art cinétique, mécanismes, musiques, bruits, bande son de films ou de vidéos, Art multimédia),
-          - l’odorat (odeurs, parfums naturels ou artificiels),
-          - et même le goût (aliments, matières).



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samedi 10 mai 2014

215-L'IMAGE RELIGIEUSE MÉDIÉVALE ET SES DIFFÉRENTS NIVEAUX DE SENS (2)



GRÉGOIRE LE GRAND (c.540-604), Moralia in Job (écrit vers 579-595), manuscrit du XII° s. (c. 1111) provenant de l'abbaye de Cîteaux, 
Dijon, Bibl. mun., tome 1, volume 1, ms. 168, folio 4v°, initiale R, frontispice de l’Épître dédicatoire à l'évêque de Séville Léandre.

Les Moralia in Job de Cîteaux formaient à l'origine un ouvrage constitué de deux volumes. Le premier volume, daté par son colophon de 1111, contenait les livres 1 à 16 mais a été divisé par la suite en trois tomes (mss 168, 169, 170). Le second volume, certainement de peu postérieur au précédent (deuxième décennie du XII° siècle), contient actuellement, comme à l'origine, les livres 17 à 35 (ms 173).
 Le folio étudié (folio 4 v° du ms 168 de Dijon) mesure environ 245x155 mm ; il a été ajouté au moment de la décoration
 et correspond davantage à l'esprit du second volume.
Voir les images sur : http://www.enluminures.culture.fr/documentation/enlumine/fr/rechguidee_00.htm


VOIR LA PREMIÈRE PARTIE DE CET ARTICLE



SENS MORAL OU TROPOLOGIQUE

« Nous devons en effet assimiler ce que nous lisons, pour que l’esprit trouvant un stimulant dans ses lectures, la vie concoure à réaliser dans ses actes l’enseignement reçu » (Grégoire le Grand, Moralia in Job 1,33). 

Au sens moral, les figures superposées de Job symbolisent l’être humain souffrant confronté aux épreuves de la vie présente. « Union d’une âme invisible et d’un corps visible » (Moralia 15,52), l’homme est semblable à la double nature du Christ. 

Ici-bas, son âme (personnage supérieur) reste prisonnière du corps et du Péché originel, appesantie par la chair qui la tire vers le bas et l’attache au sens littéral des Écritures (personnage inférieur) ; elle tend cependant à se détacher de la terre et de la chair par son élévation vers le ciel dans l’amour de Dieu, la foi, l’espérance, la vertu, la prière, l’accès au sens spirituel des Écritures et la contemplation : « Les justes qui mettent leur joie dans l’espérance des biens célestes et qui trouvent leur société dans les cieux sont sans doute encore dans la chair, mais on peut dire qu’ils ne sont plus dans la chair (Paul, Romains 8,8-9) parce qu’ils ne se repaissent pas des plaisirs de la chair » (Moralia 15,36)Le juste aspire à la lumière de la patrie éternelle. L’esprit, dit Grégoire « comme dans une sorte de milieu, tient envers les choses passées, la foi ; et envers les choses à venir, l’espérance » (Moralia 35,48). Là-bas, à la Résurrection, âme et corps seront réunis dans la béatitude, l’âme revêtant le corps de son incorruptibilité (Moralia 14,77).

La droiture des figures humaines s’oppose à la sinuosité des dragons. Le juste, rappelle Grégoire, « vit dans la droiture […], est droit dans sa foi […], droit dans l’élévation de ses sentiments intimes » (Moralia 1,36)

Son aspiration et son élan spirituels vers les hauteurs divines sont traduits dans l’initiale étudiée par les figures qui dessinent une échelle mystique permettant à l’homme de la chute de regagner le paradis : chaque élu, « encore de ce monde par son corps, l’a déjà quitté en esprit ; il déplore l’amertume de l’exil qu’il subit, et s’élève vers la patrie céleste par les élans continuels de l’amour » (Moralia 1,34)

Le personnage supérieur accentue ce mouvement par son bras levé, porteur du glaive de la parole divine médiatrice qui le guide. Les élus, précise Grégoire, « tendent la pointe de leur désir vers la contemplation de l’éternelle patrie » (Moralia 1,34) car « ne jamais se retirer par le coeur, c’est s’approcher toujours comme par un immobile élan » (Moralia 2,9). 


GRÉGOIRE LE GRAND (c.540-604), Moralia in Job (écrit vers 579-595), manuscrit du XII° s. (c. 1111) provenant de l'abbaye de Cîteaux, 
Dijon, Bibl. mun., tome 1, volume 1, ms. 168, folio 4v°, initiale R, frontispice de l’Épître dédicatoire à l'évêque de Séville Léandre.


La figure de Job, miles dei (soldat de Dieu), devient pour le chrétien un modèle de la lutte contre les deux tentations définies par Grégoire et symbolisées par les deux dragons : les tentations soudaines et violentes des épreuves (dragon inférieur) et les suggestions insidieuses, empoisonnées et obscures des esprits impurs (dragon supérieur) (Moralia, Praefatio 10 ; 12,22). 

Les dragons enlacés, affrontés à la figure du juste et à l’image du salut, peuvent également représenter la figure de l’impie et l’image de la damnation : « ici-bas, il ne veut pas se détacher de la chair et pourtant il est arraché à elle [par la mort] ; là-bas [à la Résurrection], il aspire à la quitter et pourtant il est maintenu en elle pour subir des supplices » (Moralia 15,36)

À l’opposé de celle du juste, l’âme de l’impie (dragon supérieur) est tortueuse, déséquilibrée, tournée vers la terre et les ténèbres, et attachée à la chair (dragon inférieur) : « Les impies marchent en cercle (Psaume 11,9) ; ne désirant pas les biens qui sont en eux, ils se fatiguent à la poursuite de ceux qui sont au-dehors » (Moralia 2,7) ; « Et c’est bien à une roue que ressemble l’impie » (Moralia 16,79).



LE CADRE

Il est enfin probable que le cadre lui-même de l’initiale renvoie aux différents niveaux de lecture de Grégoire. 

La lettre R est en effet entourée d’un cadre rectangulaire dont les deux petits côtés horizontaux sont ornés d’un motif géométrique en zigzag ; les deux grands côtés verticaux sont pour leur part ornés de la superposition de sept motifs floraux ternaires. Ces fleurons, dressés sur une longue tige droite émergeant d’une feuille, sont dominés par un huitième motif, une palme en forme d’ailes qui déborde du cadre. 


Moralia in Job de l'abbaye de Cîteaux (1111)frontispice de l’Épître dédicatoire à l'évêque de Séville Léandre, détail du cadre.

L’Épître, rédigée par Grégoire le Grand, en juillet 595, a été placée en tête de la version définitive des Moralia à leur publication.
Le texte de l'en-tête en est le suivant :  (R)EVERENTISSIMO ET SANCTISSIMO FRATRI LEANDRO COEPISCOPO GREGORIUS SERVUS SERVORUM DEI (Grégoire, serviteur des serviteurs de Dieu, à son très révérend et très saint frère Léandre, son collègue dans l'épiscopat).
Le texte montre nettement son adaptation à la présence préalable de l'initiale figurée du R, en s'adaptant à l'espace restant et en séparant du reste SERVUS SERVORUM. Cette portion du texte prend une résonance particulière aux côtés du "serviteur" qui porte le grand personnage sur ses épaules.


Il est intéressant de s’interroger, tout comme le fait Grégoire, sur la symbolique de ces chiffres.

- Au sens littéral, explique Grégoire, Job avait sept fils et possédait sept mille brebis et il reçut le double en récompense (deux montants de sept motifs) après la restauration de sa situation par Dieu, le huitième motif hors cadre évoquant le temps du salut éternel. Job offrit également sept offrandes purificatrices pour le pardon de ses amis (Moralia, Praefatio 17).

- Au sens allégorique, le chiffre sept évoque le Christ : « Notre Rédempteur, venant en notre chair a possédé simultanément et en permanence toutes les œuvres septiformes de l’Esprit, selon les paroles d’Isaïe » (Moralia 29,74)

Le chiffre sept évoque également les images de l’Église, de ses apôtres et docteurs emplis de la grâce septiforme de l’Esprit (Moralia 1,19), de même que le temps de la fin des épreuves de l’Église et des élus : « Les élus attendent la dédicace de leur édifice à la fin du temps, c’est-à-dire à la septième époque » (Moralia 16,15). Quant au « nombre des sept sacrifices qui réconcilient les hérétiques, dit Grégoire, [il] fait comprendre ce qu’ils étaient auparavant, eux qui ne reçoivent la plénitude des sept dons que par leur conversion » (Moralia, Praefatio 17)

Le huitième motif hors cadre évoque le temps du Retour, de la Résurrection (évoquée en Job 19,25-27), de la vie éternelle dans la Jérusalem céleste. Le chiffre 8 est traditionnellement pour les Pères de l’Église (comme Origène ou Ambroise de Milan), le chiffre de la résurrection du Christ et des chrétiens.

- Au sens moral, Job avait, précise Grégoire, sept fils car « sept fils nous sont donnés lorsque, par la conception des bonnes pensées, naissent en nous les sept vertus du Saint-Esprit » (Moralia 1,38) : sagesse, intelligence, conseil, force, science, piété et crainte de Dieu (Isaïe 11,1-3).

Les deux montants de sept motifs floraux semblent représenter l’Arbre des Vertus (Moralia 22,7) et ses fruits que sont les biens enracinés de l’âme. Les motifs fleuronnés sont superposés et imbriqués car « l’une quelconque des vertus, isolée, est bien démunie si elle n’est soutenue par les autres […]. Les vertus se prêtent mutuelle assistance […], se soutiennent réciproquement » (Moralia 1,45). 

La superposition des motifs évoque, de plus, les échelons d’une échelle mystique car Grégoire cherche à exposer « comment le soldat de Dieu grandit […], passe des plus petites aux plus grandes actions et […] parvient des échelons les plus bas jusque aux plus hauts » (Moralia 31,73).

Le cadre de l’initiale de Cîteaux semble de même évoquer, par son élévation d’une architecture à quatre côtés, ses deux piles et ses sept motifs, l’édifice de l’âme chrétienne construit à l’image du Temple de Salomon, du Trône de la Sagesse et de la Jérusalem céleste : « L’édifice de notre âme est bien construit si, la prudence, la tempérance, la force et la justice le soutiennent. Cette maison s’appuie sur quatre angles parce que, sur ces quatre vertus [cardinales], se dresse toute la structure d’une oeuvre bonne » (Moralia 2,76). « Le don de l’Esprit […] instruit cette même âme contre chacune des tentations en la modelant par les sept vertus » (Moralia 2,77).

L’ensemble de l’image, cadre et initiale, paraît résumer plus particulièrement un passage de Grégoire concernant le sens moral : « Portant des fruits de vertus en abondance [premier montant des vertus] […], notre âme s’élève quelque peu [figures humaines], se figurant être pour quelque chose dans les biens qu’elle possède [puis] secouée par la tentation [figures démoniaques] […], s’affermit plus solidement dans l’espérance du secours divin […]. Ce que tente l’esprit malin contre le coeur pour le faire mourir, le Créateur plein de miséricorde en vient à l’utiliser pour l’instruire et le faire vivre [récompense, second montant des vertus] » (Moralia 2,68)

Aspirer, précise Grégoire, « dans la perfection même de son âme à ne posséder rien dans ce monde du temps » est une vertu qui « nous rend le double pour le simple » (Moralia 15,38). L’épreuve est instructive, elle renforce notre vigilance, notre faculté de discernement, elle accroît nos vertus, notre adoration du Seigneur et nous ouvre les portes du séjour de la paix dans la Jérusalem céleste tant désirée, évoquée ici par le huitième motif hors cadre.




CONCLUSION

La victoire permet la fin de la séparation et de la dualité pour l’unité et la concorde : Job voit la réconciliation de ses amis et recouvre ses biens par sa victoire morale, le Christ délivre l’humanité de la dette du péché, le Nouveau Testament accomplit et révèle l’Ancien, l’Église voit le retour des hérétiques et elle réunit païens et juifs (le christianisme sauvant le judaïsme), le corps et l’âme du juste sont réunis et réconciliés à la résurrection (l’âme sauvant le corps), et l’homme retrouve l’unité avec Dieu qu’il avait perdue avec le Péché originel.

À la fin de sa Préface, Grégoire explicite ainsi une partie des trois sens énoncés :

– le sens littéral : « Il est équitable que Job, après la perte de ses richesses, après la mort de ses enfants, après les souffrances causées par ses ulcères, après ces joutes et ces luttes verbales, soit relevé par une récompense au double » ;

– le sens allégorique : « La sainte Église, elle aussi, pour les peines qu’elle endure, reçoit dès cette vie une double récompense quand, ayant déjà accueilli la totalité des païens, les cœurs des juifs eux-mêmes, à la fin du monde, se tournent vers elle » ;

– le sens moral : « A la fin des travaux de ce monde [à la Résurrection], ce ne sont pas seulement les âmes, mais les corps qui, eux aussi atteindront la béatitude. D’où la parole d’un prophète : « Dans leur terre, ils possèderont le double » (Isaïe 61,7). Les saints dans la terre des vivants possèdent le double parce qu’ils goûtent la béatitude dans leur âme et dans leur corps […]. Avant la résurrection, chacun, est-il dit (Apocalypse de Jean 6,11) ne recevra qu’une seule robe parce que seules encore les âmes jouissent de la béatitude : et c’est comme une deuxième robe qu’ils recevront, quand par delà cette joie parfaite des âmes, leurs corps seront revêtus d’incorruptibilité » (Moralia, Praefatio 20).


GRÉGOIRE LE GRAND (c.540-604), Moralia in Job (écrit vers 579-595), manuscrit du XII° s. (c. 1111) provenant de l'abbaye de Cîteaux, 
Dijon, Bibl. mun., tome 1, volume 1, ms. 168, folio 4v°, initiale R, frontispice de l’Épître dédicatoire à l'évêque de Séville Léandre.


Toutes ces images du double sont ainsi illustrées par les motifs doubles de l’initiale. Cette dernière n’a pu être élaborée, dans le scriptorium de l’abbaye de Cîteaux, que par un moine qui avait lu, étudié et intégré la démarche et les commentaires de Grégoire.

C’est une image qui renvoie, au-delà de l’Épître dédicatoire et de la Préface, à l’ensemble des Moralia mais également à leurs sources (saint Paul, Augustin, Origène, Ambroise, Jérôme, Cassien) et à leurs compilateurs (Rupert de Deutz), et qui réalise tout à la fois une illustration précise de certains passages et une synthèse originale de l’ensemble. 

Étienne Harding, troisième abbé de Cîteaux, a pu inspirer ce décor. L’historienne Yolanta Zaluska écrit d’ailleurs qu’il a été « le commanditaire et peut-être aussi l’un de ses scribes ou enlumineurs ».

Il ne faudrait pas cependant réduire cette image à une illustration littérale du texte. Les superpositions de figures dépendent en effet tout autant de la tradition iconographique que du texte des Moralia, même s’il est probable que ce texte a précisément joué un rôle important dans l’élaboration de cette tradition.