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APPARITION ET ÉVOLUTION DU PORTRAIT PHOTOGRAPHIQUE APRÈS DÉCÈS
EN FRANCE AU XIXe SIECLE
Le "Dernier Portrait"
Le XIXe siècle en France fut une période marquée par la familiarité constante avec la mort, un phénomène qui trouve son origine dans une mortalité élevée, notamment infantile, et dans le caractère domestique du trépas.
La mort n'était pas encore le tabou qu'elle deviendrait au XXe siècle mais un événement familial nécessitant des rites de mémoire intenses.
Historiquement, le besoin de fixer l'image du défunt s'inscrivait dans une longue tradition occidentale de commémoration, désignée globalement comme le "dernier portrait". Cette pratique préexistait à la photographie et passait par des formes d'art plus anciennes et coûteuses.
Parmi ces précurseurs figurent les masques mortuaires (utilisés pour des figures illustres comme Napoléon Ier ou Franz Liszt), ainsi que le portrait peint ou dessiné in extremis ou posthume (comme le célèbre tableau de Claude Monet, Camille sur son lit de mort, réalisé en 1879).
Ces méthodes traditionnelles établissaient un code iconographique et une fonction claire : conserver une représentation du disparu, répondant ainsi à une nécessité sociale et affective profonde.
Le Daguerréotype (1839-c.1855)
L'année 1839 marque une rupture fondamentale du fait de la commercialisation du Daguerréotype.
Cette nouvelle technologie offre un outil d'enregistrement perçu comme plus fidèle, plus rapide et plus accessible que la peinture, permettant de satisfaire la demande mémorielle avec une efficacité inédite.
Le portrait photographique du défunt semble apparaître dès l'introduction du Daguerréotype, le photographe se déplaçant au domicile du défunt, sur demande.
Ce mode opératoire est paradoxalement facilité par la nature même du sujet. La longue durée de pose requise par les procédés photographiques initiaux rendait la capture de portraits de vivants délicate, voire impossible, en raison des mouvements involontaires.
Le portrait après décès joue un rôle essentiel dans la gestion du deuil lors des années 1840. Étant donné que la photographie des vivants était encore rare et coûteuse, le portrait après décès constituait souvent l'unique opportunité de conserver l'image du disparu.
Le but recherché par les familles était de fixer une image apaisante, une représentation qui ne rappelle pas à la personne pour laquelle il est cher, ce moment si douloureux.
Bien que le sujet du portrait soit exceptionnel (la mort), la pratique elle-même s'est banalisée.
L'adoption généralisée de ce service commercial est attestée par les témoignages de photographes. Certains professionnels, comme Disdéri, ont pratiqué le portrait après décès malgré une certaine "répugnance".
Ce sentiment de malaise, exprimé par certains artistes, signale une tension inhérente : la pratique était socialement nécessaire et commercialement viable, mais la confrontation directe avec le cadavre commençait déjà à générer un inconfort.
L'esthétique du portrait après décès visait non pas le réalisme macabre, mais l'illusionnisme cherchant à "simuler la vie", à donner une image du sommeil ou du repos éternel. Pour cela, les photographes tentaient de maintenir les yeux du défunt ouverts ou, en post-production, peignaient des pupilles directement sur l'épreuve.
Dans des cas plus rares, les adultes étaient parfois même positionnés assis ou même debout à l'aide de supports, vêtus de leurs habits habituels.
La forte mortalité infantile expliquait le grand nombre de portraits d'enfants. Ces derniers étaient souvent représentés dans des mises en scène suggérant la pureté et l'angélisme car leur mort était perçue comme les ayant préservés du péché. Ils étaient placés sur des lits ou des berceaux, ou posés dans les bras de la mère (souvent en tenue de deuil), comme si elle les berçait.
Des objets symboliques, tels que des fleurs coupées (symbolisant la vie brisée) ou des jouets (par exemple, une poupée aux yeux ouverts contrastant avec l'enfant endormi), renforçaient le récit. L'absence d'expression de tristesse sur le visage des parents était parfois délibérée, visant à renforcer la simulation de vie et la foi dans le repos céleste.
Les adultes étaient généralement photographiés allongés sur leur lit de mort ou dans le cercueil, souvent entourés de leurs proches. Les portraits de groupe funéraire, montraient ainsi des "réunions familiales", qui permettaient de gérer le deuil collectivement, avec des détails visibles, comme les mouchoirs à la main, contextualisant le chagrin.
La Démocratisation (c. 1855–1880)
L'apogée du portrait après décès correspond à l'ère de la démocratisation photographique, initiée par l'invention française de la Carte de Visite (CdV) par André Adolphe Eugène Disdéri, en 1854.
Basée sur le procédé du collodion humide, cette dernière a permis de réaliser plusieurs portraits sur une seule plaque photographique, ouvrant la voie à la production de masse et à une réduction significative des coûts.
Contrairement au Daguerréotype, image unique jalousement conservée comme un trésor intime, la Carte de Visite permettait la reproductibilité du portrait funéraire.
Les Défunts illustres
La pratique mémorielle s'étendait également aux figures publiques, où la photographie prenait le relais des masques mortuaires pour fixer l'image de la célébrité disparue. Des exemples célèbres incluent le cliché de Victor Hugo pris par Nadar en 1885.
Ces œuvres, bien que réalisées dans un cadre artistique ou documentaire pour la postérité, témoignent de la continuité de la fonction de la photographie pour documenter la fin de la vie, en parallèle de la tradition populaire et intime.
Le Débat sur le Réalisme
L'ascension et l'omniprésence du portrait post mortem se sont déroulées parallèlement à un vif débat esthétique concernant la légitimité de la photographie. Le milieu critique d'art français du XIXe siècle, souvent dominé par des figures littéraires comme Charles Baudelaire, Théophile Gautier ou Émile Zola, rejetait le médium photographique pour son réalisme mécanique et son manque d'âme.
Baudelaire, critique le plus virulent de la photographie, la voyait comme la "vérité froide", une simple reproduction matérielle, incapable de transcender la réalité ou de capter l'idéal.
Le portrait mortuaire, par sa nature même — la documentation littérale du corps — incarnait, même masqué par le style de la simulation de vie, l'essence de ce réalisme rejeté par l'élite intellectuelle.
Ce clivage illustre une profonde tension : la Portrait après décès était un outil affectif essentiel pour la majorité de la population mais un genre discrédité par l'intelligentsia. Cette tension a contribué à ce que le genre soit, vers la fin du siècle, relégué et finalement jugé "décadent".
Par ailleurs, il faut considérer l'incompréhension initiale du public face à la nature même du nouveau médium. Si les photographes comprenaient les mécanismes d'ombres et de lumière, les premiers spectateurs n'avaient pas entièrement saisi le processus de capture sur support photosensible, ce qui a pu conférer au portrait du défunt une aura de magie ou de morbidité.
Le Déclin du Genre (Fin XIXe – Début XXe)
La pratique du portrait post mortem décline rapidement à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Ce phénomène est le résultat d'une transformation profonde des mentalités et des pratiques funéraires.
La France s'est orientée vers le refoulement de la mort domestique. La gestion du cadavre a été transférée de la sphère privée (le domicile) vers des institutions spécialisées, marquant le début d'un tabou social.
Les corps sont sortis des foyers pour être traités dans des maisons mortuaires ou des morgues.
De plus, la démocratisation de la photographie des vivants, facilitée par des formats encore moins chers et l'arrivée des appareils amateurs, a éliminé la principale justification du Portrait après décès : l'obtention d'une image comme souvenir, les familles disposant déjà d'albums de photos de leurs proches.
L'Image institutionnelle
Si le portrait après décès disparaît de la sphère affective et domestique, la photographie du cadavre prend de l'ampleur dans le domaine institutionnel, scientifique et médico-légal.
La fin du XIXe siècle voit l'image du défunt être récupérée et neutralisée par l'appareil d'État. À la Morgue de Paris, les cadavres inconnus étaient systématiquement photographiés, parfois représentés avec des attributs sociaux (comme le chapeau pour les femmes), afin de faciliter leur identification.
Cette pratique s'inscrit dans la rationalisation de l'identification criminelle et médicale, notamment avec les travaux d'Alphonse Bertillon, initiateur de l'Identité judiciaire, dans les années 1880–1914.
Le cadavre photographié passe ainsi, assez rapidement, du statut d'objet affectif destiné au souvenir intime, à celui de preuve documentaire et de donnée scientifique.
Aujourd'hui, ces "derniers portraits" sont réhabilités par l'histoire de l'art et l'histoire des mentalités, comme des documents irremplaçables sur l'intimité et la gestion du deuil dans la société française du XIXe siècle.
Il n'est pas rare, désormais, que des portraits de défunts soient réalisés au téléphone portable.
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