COLLABORATION ET CO-CRÉATION DE 1960 À NOS JOURS :
QUELQUES ASPECTS EN BANDE DESSINÉE CONTEMPORAINE,
PAR SÉBASTIEN LEMALE, PROFESSEUR AU LYCÉE GRANDMONT DE TOURS.
- Goscinny-Uderzo : Astérix, Le devin, Dargaud, 1972.
- Yann &
Conrad : Les innommables, Alix-Noni-Tengu, Dargaud, 1996.
Les collaborations sont nombreuses, presque monnaie courante, en bande dessinée. L’association d’un scénariste et d’un dessinateur a longtemps représenté la norme. Qu’on pense à la personnalité de Goscinny dont la mort prématurée a révélé le caractère essentiel dans la réalisation et le succès d’Astérix. On peut également évoquer certains duos célèbres : Loustal-Parringault, Rosinski-Van Hamme (Thorgal), Yann & Conrad (Les inommables)...
On peut également penser aux capacités de transposition de romans, par exemple Jacques Tardi avec Léo Malet (Nestor Burma), ou avec Manchette (Griffu) où la mise en case dépasse l’illustration littérale mais apporte un point de vue double, un mixte.
Le thème de l’année étant « collaboration et co-création », on présentera ici les exemples, pas si nombreux, de collaboration mixte, où chacun ne se cantonne pas dans son rôle et fait bouger les limites.
Tramber et Jano : Kébra
A la fin des années 1970, Tramber & Jano publient dans le mensuel de BD, Métal hurlant, les aventures d’un rat blouson noir de banlieue. Histoire : sexe, drogue & Rock’n Roll. Style crade, proche du punk.
La collaboration sépare les tâches de manière inédite : Jano dessine les personnages et Tramber les décors qui prennent une place exceptionnelle dans certaines planches. L’hybridation produit de l’inattendu.
- Tramber & Jano :
Le zonard des étoiles, pl. 14, les humanoïdes associés.
Après leur séparation, chacun va dessiner dans sa direction. Jano : l’Afrique et l’Inde (nouvel héros : Keubla) ; Tramber : des loosers de banlieue (William Vaurien) puis des marins bretons, forcément avinés.
Les projets se différencient donc, tant dans les thèmes que dans les styles.
- Jano : Keubla, sur la
piste du Bongo, Les humanoïdes associés, 1987, pl. 1.
- Tramber : William
Vaurien, Embrouille au Pypoland, Paris, Les humanoïdes associés, 1984.
Dupuy & Berberian
L’originalité de la collaboration de Philippe Dupuy et Charles Berberian tient dans leur interchangeabilité. Chacun intervient autant dans le dessin que dans le scénario, sans rôle ou partage prédéfini, en fonction de son inspiration. Sans l’avoir théorisée, cette pratique s’est installée de manière empirique.
- Dessin pour la couverture de Neuvième
art, spécial Dupuy & Berberian, Cité internationale de la bande
dessinée et de l’image, Angoulême, 2009.
D’où cette image où chacun tient le même stylo démesuré pour tracer un trait. Image qu’ils reprennent sous forme d’installation d’une maquette animée, pour leur exposition commune à Angoulême après avoir reçu le Grand Prix.
- Dupuy & Berberian :
Maquette Exposition CNBDI, Angoulême, 2009.
Leur style
commun, une « ligne claire » proche d’Hergé en vogue chez les jeunes
auteurs dans les années 80, est suffisamment proche pour qu’il soit impossible
de trouver qui dessine quoi dans la case.
- Dupuy & Berberian : Monsieur Jean, T 6 : Inventaire avant travaux, Dupuis, 2003.
Cependant, avec l’ouvrage autobiographique Journal d’un album, chacun écrit et dessine seul ses chapitres, ce qui expose les différences de style et de contenu. Le style de Berberian diffère un peu de l’aspect lisse de la ligne claire et continue à évoluer aujourd’hui vers un trait imprécis et sensible inspiré des artistes des années 20.
- Berberian, :
« Batman », p1, Journal d’un album, L’association, Paris, 1994
- Berberian : « Conneries
(II) », pl. 9, Journal d'un album, L’association, Paris, 1994.
- Dupuy : « Monsieur Jean », Journal d'un album, pl. 1, L’association, Paris, 1994.
Mais aussi le
cheminement de la réalisation, les choix stylistiques, par exemple dans cette
dernière case.
Dans son
chapitre, Philippe Dupuy retranscrit un moment de la collaboration créative, où
il s’interroge sur l’utilité de garder la coiffure moderne du héros Monsieur
Jean, dans un épisode onirique situé au Moyen-âge.
Philippe Dupuy
traverse une phase de pause créative et de remise en cause qu’il développe dans
sa partie. Il évoque également le décès de sa mère et son risque de divorce. Il
se sert de ce journal pour savoir s’il a encore envie de travailler en commun.
Il lui sert d’introspection, quand Charles Berberian reste dans l’humour.
- Dupuy- Berberian : Monsieur
Jean, T 6 : Inventaire avant
travaux, pl. 43, Dargaud 1994 et
2003.
A travers leur
fiction, l’histoire du trentenaire Monsieur Jean, chacun insère ses intérêts,
ses angoisses. Ici pour Philippe Dupuy, l’inquiétude d’avoir des enfants (à
comparer avec la planche ci-dessus) ou bien la transposition chez leur héros
d’authentiques cauchemars (ici de Berberian). Dans son premier livre en solo, Hanté,
Philippe Dupuy compare son projet introspectif à un travail de thérapie ou de
psychanalyse, sans en être vraiment une.
- Dupuy, Double planche originale
extraite des Enfants pâles, 2012.
Leur style évolue, chacun de son coté,
développant une pratique en solo. Philippe Dupuy abandonne le trait de la ligne
claire au profit du lavis. Ses dessins sont plus expressifs, moins contenus par
le trait. Ils se rapprochent de carnets de croquis.
- Berberian : « Place St Michel »,
Paris, Co-édition Lonely Planet, Casterman, 2014.
Charles
Berberian cependant n’abandonne pas l’humour et si ses planches sont moins
introspectives, son trait s’éloigne de la ligne claire pour se rapprocher
de certains dessinateurs de presse, par exemple Saul Steiner. Il publie
d’ailleurs également dans le New Yorker et développe un
travail d’illustration au pinceau et à l’encre.
Dupuy- Berberian :
Bienvenue à Boboland, Tome 1, Fluide Glacial, 2008, pl.1.
Pourtant, leur
collaboration se poursuit, par exemple avec Boboland (2008), chez Fluide
Glacial, où les bourgeois bohèmes parisiens (ici du canal St Martin), sont
cyniquement caricaturés.