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SCÈNE DE L'APOCALYPSE À L’ÉGLISE SAINT-PATROCLE DE COLOMBIER (ALLIER)
INTRODUCTION
Le monastère de Colombier, situé dans le diocèse de Bourges, conservait à l'origine le tombeau de son fondateur, saint Patrocle (mort en 576) (30).
Au XI° siècle, le monastère, dévasté, semble avoir été offert, contre compensations, au prieuré clunisien de Souvigny, par le sire Archambaud de Bourbon (entre 1061 et 1070 ?).
L’église aurait été reconstruite dans les années suivantes, et les reliques de saint Patrocle transférées dans le chœur du nouvel édifice (en 1076 ?) (31).
Dans les parties orientales de l'église Saint-Patrocle, quatre chapiteaux offrent des scènes tirées de l'Apocalypse de Jean. Ces chapiteaux historiés n’ont été que rarement cités ou reproduits et n’ont jamais été étudiés. Il faut dire que le manque de lisibilité des scènes n’a pas contribué à leur étude : faible lumière naturelle à l’intérieur de l’édifice, faible relief des chapiteaux de plus parfois détériorés ou recouverts d’un badigeon blanc, figures entassées laissant peu visible le fond de la corbeille et corps au traitement sommaire (jambes démesurées, visages frustes) (32).
Voici l'étude de l'un d'eux.
LE CHAPITEAU DE GOG ET MAGOG OU CHAPITEAU AUX TROIS BÊTES
Le chapiteau couronne la pile sud-est de la croisée du transept. Il offre, sur la face centrale (fig. 4 et 5), deux personnages sommairement traités (nus ?), debout, vus de profil et affrontés à une sorte de bouclier ovale surmonté d’un motif (tête ?) qu’ils présentent.
Ces deux personnages symétriques tournent, par convention, leur visage vers le spectateur et se présentent comme les figures portant le médaillon central des sarcophages romains (33).
Les deux faces latérales du chapiteau offrent, pour leur part, des quadrupèdes tournés vers la scène centrale.
FIG. 4 - Eglise Saint-Patrocle de Colombier, le Chapiteau aux trois Bêtes, faces gauche et centrale. |
A gauche (fig. 4), se trouve une grande bête dont la queue serpentiforme décrit des circonvolutions au-dessus de son dos, vient s’enrouler autour de son propre cou et est tenue dans sa gueule.
A droite (fig. 5), deux bêtes sont superposées. Celle du dessus semble tirer la langue ou dévorer un objet et montrer les dents. Sa tête, placée à l’angle supérieur de la corbeille, semble pourvue de deux oreilles. Sa queue longe son dos jusqu’à son cou. La bête du dessous est moins détaillée et semble avoir la queue courte ou passant entre les pattes du monstre supérieur.
FIG. 5 - Eglise Saint-Patrocle de Colombier, le Chapiteau aux trois Bêtes, faces centrale et droite. |
Si les formes sont sommaires, la présence de trois bêtes dont l’une s’affirme nettement comme démoniaque et le contexte apocalyptique des autres chapiteaux historiés de la même église m’ont conduit à identifier ces trois bêtes comme celles d’Apocalypse 13, 1-18 qui font la guerre aux saints et règnent sur les nations de la terre :
- la Bête sortie de la mer (Ap.13,1-2) au corps de panthère pourvu de pattes d’ours et de sept gueules de lion et dix cornes,
- la Bête montée de la terre qui ressemble à un agneau à deux cornes (Ap.13,11)
- et enfin le Dragon (Ap.13,2b) rouge à sept têtes et dix cornes (Ap.12,3).
En suivant cette interprétation, les personnages de la face centrale (fig. 4 et 5) portant un bouclier me sont apparus alors comme les habitants de la terre présentant et adorant l’image de la Bête, cette image qui s’anime et parle, faisant tuer tous ceux qui ne se prosternent pas (Ap.13,14-15). Ce bouclier peut évoquer ici celui orné d’un portrait peint que l’on présentait au peuple lors de l’accession au pouvoir d’un nouvel empereur.
Cette hypothèse s’est cependant modifiée à la lecture d’une scène enluminée du Beatus de l’Escorial (milieu ou fin X° siècle, fol. 135v) (34) et du Beatus de Lorvao (1189, fol. 203v) (35), présentant selon Ap.20,7-9a, la Bête aux sept têtes et longue queue (tenue dans sa gueule dans le Beatus de l'Escorial) menaçant Jérusalem.
Selon Apocalypse 20, Satan, relâché de la prison où Saint-Michel l’avait enfermé, rassemble les nations pour faire la guerre contre Jérusalem (Ap.20,7-9a) ; lors du combat, ses armées se voient, cependant, dévorées par le feu du ciel (Ap.20,9b-10).
L’intérêt majeur de l’illustration de l’Escorial réside dans la présence, au sommet de l’image, de deux personnages affrontés, jambes de profil mais le buste et le visage de face, qui tiennent une sorte de bouclier.
FIG. 6 - Beatus de l'Escorial, milieu ou fin du X° siècle, fol. 135v illustrant Ap.20, 7-9a. |
Vêtus mais les pieds nus, ils enserrent en effet un cadre cette fois circulaire, au centre duquel un médaillon de même forme orné de neuf têtes, semble le symbole des nations de la terre. Les deux personnages affrontés ont été identifiés par Carl Otto Nordström comme Gog et Magog selon Apocalypse 20,7-8, même si le folio est situé entre les illustrations d'Ap. 17, 3-13 et d'Ap. 17, 14-18.
FIG. 7- Beatus de Lorvao, 1189, fol. 203v illustrant Ap. 20, 7-8. |
On trouve d’ailleurs une autre représentation de Gog et Magog dans le Beatus de Burgo de Osma (copié en 1086) (35) où ils font se prosterner les habitants de la Cité bien-aimée (au nombre de neuf) devant l’image de Satan.
FIG. 8 - Beatus de Burgo de Osma, vers 1086, fol. 155v, illustrant Ap.20, 4, 7, 8. |
Dans la sculpture romane, un chapiteau de la galerie du cloître de Moissac (peu avant 1100) offre, sur deux de ses faces, Saint-Michel enfermant le dragon puis sur les deux autres faces, Gog et Magog, identifiés par une inscription, accueillant le dragon sortant du puits de l’abîme (36).
FIG. 9 - Chapiteau du cloître de Moissac, peu avant 1100, Gog et Magog accueillant le dragon. |
Si nous revoyons la scène du chapiteau de Colombier (fig. 4 et 5) à la lumière de ces rares exemples, les deux personnages seraient Gog et Magog (Gen.10,2 ; Ez.38,1-3 ; Ap.20,7) et symboliseraient comme dans l’Apocalypse de Jean (mais aussi dans la vision d’Ézéchiel : ch.38 et 39), la coalition des forces du mal : « Les mille ans écoulés, Satan, relâché de sa prison s’en ira séduire les nations des quatre coins de la terre, Gog et Magog, et les rassembler pour la guerre (…) puis ils investirent le camp des saints, la Cité bien-aimée » (Ap.20,7-9a). Ces ennemis du peuple de Dieu seront vaincus malgré leur puissance et leur défaite définitive permettra d’instaurer des temps nouveaux (37).
A Colombier, les trois animaux seraient bien ceux d’Apocalypse 13, dénommés différemment en Apocalypse 20 (comme en Ap.16, 13 ; 19, 20), incarnant Satan et les pouvoirs qui lui sont soumis :
- le Dragon (Satan ou le Diable),
- la Bête surgie de la mer (pouvoir politique)
- et la Bête montée de la terre (nommée aussi le Faux prophète, pouvoir religieux).
Le grand monstre à queue de serpent, seul sur la face gauche serait plutôt le Dragon (fig. 4).
Les deux autres bêtes (fig. 5) pourraient représenter la Bête sortie de la mer, et au-dessus la Bête montée de la terre, bête dont les oreilles pourraient en fait être des cornes et dont la langue pourrait se révéler être le livre ou la table de la loi du mal, car « elle avait deux cornes comme un agneau, mais parlait comme un dragon » (Ap.13, 11). Il est difficile de préciser davantage, d’autant que les corps des monstres sont ici simplifiés.
Il est à noter que les trois bêtes semblent apparaître dans leur toute puissance et non dans la scène de leur défaite finale (Ap.17, 14 ; 19,19-21 ; 20, 9, 10, 14), scène qui est cependant bien présente dans les manuscrits, surtout les Beatus mais reste exceptionnelle en sculpture. Cette défaite (Ap.20, 9-10) était-elle à l’origine évoquée sur le chapiteau de Colombier par une représentation peinte du feu du ciel, comme sur le Beatus de l’Escorial (FIG. 6) ?
Il est en effet difficile d'imaginer un chapiteau montrant, dans le chœur de l'édifice, la toute puissance des forces du Mal et plus logique d'imaginer l'illustration de leur défaite : « Mais un feu descendit du ciel et les dévora. Alors, le diable, leur séducteur, fut jeté dans l’étang de feu et de soufre, y rejoignant la Bête et le faux prophète, et leur supplice durera jour et nuit, pour des siècles des siècles » (Ap.20, 9b-10).
NOTES
(30) Sur le prieuré de Colombier au XI° siècle :
-Dom Tripperet, Mémoires pour servir à l’histoire du prieuré de Saint-Pierre et de Saint-Paul de Souvigny, manuscrit du XVIII° siècle, Bibl. nat., nouv. acq. fr. 3602, fol 23 v° (donation à Souvigny) et fol 26 (bulle d’Urbain II).
-P.Chevalier, Colombier, vie de saint Patrocle, Moulins, 1872 p 31 (transfert des reliques).
-E.Garmy, “ Colombier ”, dans, Le canton de Commentry, Librairie Historique du Bourbonnais, Moulins, (1912) Paris, Res Universis 1990 p 161-162.
-M.Fazy, Les origines du Bourbonnais, Moulins, 1924 TI p 126-127 (donation à Souvigny).
-T.Soulard, “ L’église de Colombier - Autour d’un courant régional de l’art roman ”, dans, Congrès Archéologique 1988, p 155-168 (histoire, donation, bulles papales p 155-156 et n 4 à 9 p 167-168).
(31) Sur l’église de Colombier, consulter :
-P.Pradel, “ L’église de Colombier ”, dans, Bulletin de la Société d’Émulation du Bourbonnais, 1934 p 262.
-P.Pradel, “ Colombier ”, dans, Congrès Archéologique 1938 p 207-220.
-P.Pradel et M.Génermont, “ Colombier ”, dans, Les Églises de France, Allier, Letouzey et Ané, Paris, 1938 p 72-75.
-J.Dupont, “ L’église de Colombier ”, dans, Nivernais et Bourbonnais Roman, Zodiaque, 1976 p 318-319 et pl. 146-154.
-M.Vieillard-Troïekouroff, “ Colombier ”, dans, Les monuments religieux de la Gaule d’après les œuvres de Grégoire de Tours, Paris 1976 p 76-77 et 106-107.
-J.Cabanot, Les débuts de la sculpture romane dans le sud-ouest de la France, Paris, Picard 1987. L’auteur cite Colombier (p 96-97 et note 114 p 276) et date les sculptures de la fin du XI° siècle.
-T.Soulard, “ L’église de Colombier - Autour d’un courant régional de l’art roman ”, op. cit., 1988 p 155-168. L’auteur date, pour sa part, l’édifice du début du XII°s.
-A.Courtillé, L’art gothique en Bourbonnais, Les débuts, Éditions Créer, Nonnette, 1990, p 28, 229-231, 238-239, 245-246, 255, 259, 264, 280, 283, 293, 364, 455, 466, 540, 616, 618-620.
-C.Keller et L.Leroux, “ Les chapiteaux de Colombier ”, dans, Bourbonnais de pierre et de lumière, Ed. du Miroir, 1997 p 43-44, 49, 51.
(32) Voir l'étude complète :
- PATIN (Roland), "Scènes de l'Apocalypse sur les chapiteaux romans de l'église de Colombier (Allier), Bulletin historique et scientifique de l'Auvergne, tome CIV, n° 757, avril-juin 2003 p 135-159.
(33) - F.Tristan, Les premières images chrétiennes – Du symbole à l’icône (II° s ;-VI°s.), op. cit., p 517-519.
Les victoires et génies antiques (monuments, sarcophages, médailles) portaient un cartouche, un bouclier (clipeus), un médaillon, un trophée d’armes ou une couronne. On les retrouve sur les sarcophages paléochrétiens puis dans l’art carolingien. Dans l’art roman, citons les génies (ailés) portant chacun un bouclier ovale sur les chapiteaux auvergnats de Mozac et de Notre-Dame-du-Port de Clermont-Ferrand.
(34) Reproduction du fol 135v du Beatus de l’Escorial (R.B de San Lorenzo, & II 5, X° siècle, aux approches de l’an mil ?) dans :
-Les Jours de l’Apocalypse, op. cit., 1967 pl. 63.
-J.Williams, The illustrated Beatus..., op. cit., Introduction, T I 1994 pl. 13 (couleurs), T III 1998 fig. 217.
Etude chez :
-C.O.Nordström, “ Text and myth in some Beatus miniatures (Part One) ”, dans, Cahiers Archéologiques T XXV 1976 p 7-38, fig. 12 p 23 (Part Two, in, Cahiers Archéologiques T XXVI, 1977 p 117-130).
(35) Beatus de Osma (cathédrale, ms.1 copié en 1086, fol. 155v illustrant Apocalypse 20,4,7,8) ; cf., reproduction dans :
-W.Neuss, Die Apokalypse des Hl Johannes in der altspanichen und altchristlichen Bibelillustration, Münster, T II, 1931 pl. CXXX, fig. 188.
-J.Williams, The illustrated Beatus, op. cit., T IV 2002 fig. 77.
(36) -M.Durliat, “ Le cloître de Moissac ”, dans, De Conques à Compostelle- La sculpture romane de la route de Saint-Jacques, C.E.H.A.G, Mont-de-Marsan 1990 (p 142-145) p 144 et fig.101.
-P.Sirgant, Moissac, Bible ouverte, Montauban 1996 p 253-255.
(37) Sur Gog et Magog, cf. :
-A.Runni Anderson, Alexander’s Gate, Gog and Magog and the inclosed nations, The Mediaeval Academy of America, Cambridge, Massachusetts, 1932.
-P.Prigent, L’Apocalypse de Saint-Jean, Delachaux et Niestlé éditeurs, Lausanne-Paris, 1981 p 313-315.
-C.Carozzi et H.Taviani-Carozzi, La Fin des Temps- Terreurs et prophéties du Moyen-Âge, préface de Georges Duby, éditions Stock 1982 p 146-147.
-D.Lecoq, “ La Mappemonde d’Henri de Mayence ou l’image du monde au XII° siècle ”, dans, Iconographie médiévale, (dir. Gaston Duchet-Suchaux), CNRS, Paris, 1990 p 155-207, surtout p 170,183-184, 199 et 206.