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mardi 9 mars 2021

1181-MAIS C'EST QUOI, L'OEUVRE ?

 

SOMMAIRE DES ARTICLES DU BLOG ET LIENS DIRECTS


Cet article a pour but de permettre aux élèves d'Arts plastiques (enseignement de spécialité et enseignement optionnel) de mieux appréhender les œuvres contemporaines et de leur permettre d'acquérir une méthode d'analyse et de réflexion, utile aux épreuves du Baccalauréat et notamment à l'épreuve écrite du Bac de Spécialité intitulée, Analyse méthodique d'un corpus d'œuvres et réflexion sur certains aspects de la création artistique.




- SMIGLA-BOBINSKI Karina (artiste germano-polonaise née en 1967), ADA, 2010,
 une sphère gonflée à l'hélium et hérissée de fusains
est manipulée dans l'espace d'une salle d'exposition 
 par l'artiste ou des danseurs puis les spectateurs.



MAIS C'EST QUOI L'OEUVRE ?

L'œuvre de Karina Smigla-Bobinski, Ada (prénom de l'anglaise Ada Lovelace qui a conçu le premier programme informatique dans la second quart du XIX° siècle), est composée de quatre éléments :

- un objet insolite qui est un ballon plastique gonflé à l'hélium, léger mais monumental et hérissé de fusains : c'est l'outil artistique (sorte de "virus artistique" qui se répand),

- un espace intérieur, aux sol, plafond et murs blancs : c'est le support artistique,

- la mise en mouvement de cette sphère par l'artiste ou des danseurs puis les spectateurs à l'intérieur de cet espace : ce sont les créateurs du dessin,

- les traces graphiques laissées par les fusains qui ont frotté contre sol, murs et plafond, du fait du déplacement de cette sphère : c'est le dessin (in situ).

"Mais c'est quoi, l'œuvre" : l'outil, le support, la participation des spectateurs ou le dessin ?


L'OUTIL 

L'objet se présente comme une forme abstraite et géométrique, une sphère mobile (penser aux œuvres cinétiques), légère et transparente qui grâce à l'hélium peut flotter (penser à certaines œuvres de Martan Pan) et rester suspendue.

L'objet est un ballon monumental (penser aux objets monumentaux de Claes Oldenburg), avec un assemblage insolite de fusains (penser aux objets dadaïstes et surréalistes). 

L'objet intègre des outils graphiques (penser à certaines œuvres de Pascale-Marthine Tayou) et est en quelque sorte une machine à dessiner (penser aux œuvres de Jean Tinguely). 

L'artiste aurait pu choisir d'exposer cet outil artistique qui aurait été "l'œuvre". Son projet est ici différent car son outil artistique peut être réellement utilisé et l'est grâce à l'énergie physique du corps humain et notamment celui du spectateur (penser aux Cyclograveurs de Jean Tinguely). L'outil n'est donc qu'une partie de "l'œuvre".


L'ESPACE ET LE SUPPORT 

L'espace de l'œuvre est celui du musée ou de la galerie et est de dimensions variables, offrant un espace parallélépipédique plus ou moins étroit ou large aux murs blancs (White Box). 

Cet espace institutionnel donne un certain crédit aux actions qui s'y déroulent (relation du corps au lieu) et aux dessins qui s'affichent sur ses surfaces. Vierges au départ, ses murs, sol et plafond se couvrent de graphismes, comme une feuille blanche passée en 3D (sauf dans les angles difficiles à atteindre par la sphère). 

Le lieu est donc doublement essentiel à "l'œuvre" mais n'en est qu'une partie (excluant le rôle de l'objet et du corps).


L'ARTISTE, LES DANSEURS, LES SPECTATEURS 

L'artiste aurait pu choisir d'être la seule à manipuler cet outil graphique. C'est ce qu'elle fait parfois, dans un premier temps, lors d'une performance exécutée lors du vernissage. Elle déambule dans l'espace ciblé, jouant avec la sphère hérissée de fusains, la portant, la dirigeant, la poussant, la faisant rouler, la lançant, la faisant rebondir ou flotter, les traces graphiques ainsi créées dédoublant son travail et révélant son parcours (penser aux performances dessinées de Janine Antoni, Heather Hansen ou Tony Orrico). Son propre corps devient lui aussi un support (traces de fusain sur sa peau et ses vêtements) et un outil (traces et empreintes de son corps sur les murs et le sol) (penser à l'œuvre de Brus Günter, Ana, 1964). 

Cependant, elle intègre ensuite des spectateurs dans sa performance, partageant non seulement avec eux un jeu de ballon (équipe) projeté contre les surfaces mais leur déléguant ensuite ce rôle pour toute la durée de l'exposition.

D'autres fois, la performance inauguratrice de l'exposition peut être déléguée à un ou de nombreux danseurs (parfois vêtus de blanc pour accentuer la notion de corps-support), la déambulation se transformant alors en une véritable chorégraphie (penser à l'œuvre de Nicolas Floc'h, Performance Painting #2, 2005), suivie du jeu participatif des spectateurs (penser aux œuvres des membres du groupe Fluxus, du G.R.A.V., de Robert Morris, du groupe Untel ou de Gabriel Orozco).

La part donnée au spectateur (adultes et enfants) implique davantage pour lui un rôle de créateur que "d'œuvre". Il manipule l'outil et crée en partie le dessin. Cependant le spectateur n'est pas l'artiste mais plutôt l'un de ses assistants. Il s'adapte de plus aux contraintes de l'outil et du lieu proposés et le résultat graphique est en partie prévisible mais incontrôlable. Sa participation amène une part aléatoire dans le résultat (penser à certaines œuvres de Jean Tinguely) due à la façon de manipuler la sphère, le parcours de cette dernière dans l'espace et la pression des fusains exercée sur les surfaces. 

Parfois chaque spectateur n'agit qu'à tour de rôle dans le cadre d'un couloir ou d'une salle étroite mais il agit souvent dans un jeu en équipe (salissant peau nue et vêtements ; les chaussures sont notamment ôtées ou recouvertes de surchaussures) dans le cadre d'une salle large. Dans les deux cas, chacun des spectateurs n'a qu'une petite part dans la création du dessin collectif, à l'image de chacun des crayons qui hérissent la sphère. 

Par contre, chaque spectateur, par son action, se met en scène devant et/ou avec les autres spectateurs, joue un rôle assigné par l'artiste et vit une expérience originale, ludique (jeu de ballon) et artistique (création de traces graphiques dans un lieu muséal). Cette action, ce lien social et ce vécu mémorisés sont le cœur de "l'œuvre" mais n'en sont qu'une partie.


LE DESSIN 

Le dessin in situ se construit peu à peu et se transforme jour après jour (traits, traces, couches formant des bandes plus ou moins denses et noires), grâce à la multiplicité des fusains (qui doivent être renouvelés) et la répétition des gestes créatifs de l'artiste ou des danseurs puis des spectateurs. Le dessin est donc évolutif et se termine avec la fin de l'exposition. 

Pour autant, le résultat individuel, journalier ou final constitue-t-il une "œuvre" ? Il pourrait l'être s'il était conservé dans le lieu et signé par l'artiste mais cela ne semble pas le cas et le dessin ne s'affirme ici que comme une trace éphémère de l'action et ne constitue qu'une partie de "l'œuvre", cette dernière se répétant d'ailleurs dans le cadre d'une nouvelle exposition intégrant le même dispositif.


CONCLUSION

Au final, "l'œuvre", c'est l'ensemble des éléments interdépendants qui la constituent, pensés (projet), réalisés (sphère), exécutés (performance) et mis en place par l'artiste (relation objet/espace/corps).



VOIR LES VIDÉOS DE L'OEUVRE, "ADA", SUR LE SITE DE L'ARTISTE KARINA SMIGLA-BOBINSKI