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INTRODUCTION
Louis Crette (Paris c.1824-Turin 1872) est un peintre et artiste français qui a exercé la photographie entre 1850 et 1867, avec des ateliers à Paris (dès 1850), Nice (dès 1854) et Turin (dès 1857) (voir sa biographie ici).
Il a exposé à Londres (1852) et Bruxelles (1857) et a notamment voyagé dans le nord de l'Italie et la Suisse. Il a réalisé des portraits de célébrités en studio mais également des vues de paysages urbains et naturels.
L'achat récent d'un Album niçois (Collection privée) a révélé vingt-sept Cartes de visite (d'environ 10,3x6,9 cm) identifiées mais non datées, dont vingt-trois de Louis Crette, trois de Pierre Ferret (portraits) et une de Joseph Silli (portrait).
Les photographies de Louis Crette, actif à Nice de 1854 à 1865, offrent douze vues de la ville essentiellement consacrées au Port et à la Baie des Anges (l'une d'elles identifie le jardin niçois d'Alphonse Karr et une autre l'Île de Saint-Honorat près de Cannes) et une série exceptionnelle de onze portraits en pied de pifferari que leur propriétaire a autorisé à étudier et reproduire ici.
LES PIFFERARI
Une présentation détaillée des pifferari nous est fournie par l'ouvrage du prêtre Jean Joseph Gaume (1802-1879), intitulé, Les Trois Rome, édité en 1847 (pp 135-137) : "Les Pifferari sont des bergers de la Sabine et des Abruzzes qui, chaque année, au retour de l'Avent, descendent de leurs montagnes, et viennent annoncer, dans les rues de Rome, au son d'une musique champêtre, la prochaine naissance de l'enfant de Bethléem. Vous les voyez ordinairement par troupes de trois musiciens : un vieillard, un homme d'âge mûr et un enfant. Ils rappellent ainsi l'ancienne tradition qui ne compte que trois bergers. Debout et tête nue, devant les madones qui ornent les façades des maisons, ou qui se dessinent, éclairées par une lampe au fond des magasins, ils saluent de leur joyeuse symphonie l'heureuse mère du Sauveur (...).
Les instruments des Pifferari sont simples comme ceux des bergers. Un haut-bois (sic), un chalumeau, un triangle (...). La "canzonetta" qu'ils répètent devant la Reine du ciel, n'est point écrite sur des notes savantes (...).
Le costume des Pfifferari (...) vous reporte en plein moyen âge. Un chapeau tyrolien, orné d'un large ruban de diverses couleurs, un demi-manteau en grosse bure verte, une culotte en peau de brebis ou de chèvre, des chausses terminées par une semelle qui se termine sur le pied avec des courroies ; ajoutez à cela de longs cheveux noirs qui descendent sur les épaules, une belle barbe, des yeux vifs, un front élevé, et vous aurez une idée de ce type de costume et de ce type remarquables".
Le Guide Baedeker Italie Centrale et Rome de 1867 (p 105), donne des informations légèrement différentes concernant cette tradition romaine : " Les pifferari (joueurs de cornemuse) sont particulièrement visibles vers Noël, vêtus de manteaux bruns délavés, de chapeaux pointus et sandales (...).
Ils se promènent par deux, du matin au soir, d'une image de la Vierge à une autre, l'aîné avec une cornemuse et le cadet avec une espèce de clarinette ou flûte de roseau (chalumeau). Tandis que le premier joue la mélodie, l'autre chante à moitié et récite à moitié une prière et joint ensuite aux sons de la cornemuse les roulades les plus extravagantes de sa clarinette. Cela se répète 9 fois, et ils vont visiter trois fois par jour chaque image de la Madone.
Vers Noël, les pifferari viennent chercher leur récompense chez les personnes qui demeurent dans le voisinage. On leur donne quelques pauls. Ils reviennent pour peu de jours entre Noël et le jour de l'an, après quoi ils s'en retournent dans leurs montagnes avec leur pauvre gain, ou bien ils vont continuer leur tournée".
Il semble que ces musiciens italiens ont essaimé dans différentes villes, ainsi que dans les pays voisins. Par petits groupes, ils jouent, mangent et probablement dorment dans la rue, les assimilant parfois à des mendiants sur les trottoirs.
Au-delà des évocations musicales de leur pratique [dont Hector Berlioz (1803-1869) en 1833 et Charles Gounod (1818-1893) en 1863], il existe de nombreuses représentations de pifferari (dessins, aquarelles, estampes, tableaux).
Dès les débuts de la photographie, ils sont un sujet recherché. Entre 1840 et 1880, une cinquantaine de portraits en grands et petits formats sont connus (daguerréotypes, tirages sur papier salé, tirages sur papier albuminé), réalisés essentiellement par des photographes italiens et français (voir une trentaine de portraits réunis sur luninous-lint).
Chez les photographes français, il faut citer les portraits de pifferari réalisés au début des années 1850 par Charles Nègre (1820-1880) mais également par Gustave Le Gray (1820-1884) et ses élèves dont Raymond de Bérenger (1811-1875) et Louis Crette justement (c.1824-1872). Aux groupes de ce dernier déjà connus (voir ici et ici) viennent s'ajouter les onze portraits présentés ici.
LES PORTRAITS DE PIFFERARI PAR LOUIS CRETTE
Cinq des onze portraits étudiés sont des portraits réalisés en studio où les pifferari posent devant une balustrade et une grande toile de fond peinte représentant la Baie de Nice.
Les six autres sont des portraits de plein air, parfois accompagnés de fortes ombres portées, probablement pris devant la maison occupée par Louis Crette, située alors au nord-ouest de la ville, au numéro 5 de la rue Saint-Etienne (au sud de la future Gare de chemin de fer). Si l'un des groupes pose devant le mur et la fenêtre de la maison (Image 3), les autres posent devant un fond de bois ou de toile qui les isole de la maison ou ne la laisse apparaître qu'aux extrémités de l'image (Image 5).
Les portraits présentent le plus souvent de deux à quatre personnes ; l'un d'eux ne montre cependant qu'un seul pifferaro (Image 9), un autre affiche cinq filles (Image 10), et le dernier groupe, six personnes des deux sexes (Image 5).
Ce sont les mêmes individus que l'on retrouve dans plusieurs Cartes de visite et il semble qu'il n'y ait eu sur les trente-trois personnes photographiées que 18 personnes différentes (six hommes, cinq garçons, une jeune femme et six fillettes) qui ne constituent tout au plus que de deux à quatre familles.
Un indice important est fourni par des mentions manuscrites présentes dans l'Album étudié sous deux doubles pages : "Piferari (sic) de la Briga (Nice)" et "Paysans de Tenda". Ces deux communes de La Brigue et Tende, situées au nord-est des Alpes-Maritimes, sont citées sans que l'on puisse malheureusement dissocier les deux groupes, les cartons-photos n'occupant plus leur emplacement d'origine.
Les photographies de pifferari n'ont donc pas été prises en fin d'année à Rome avec des bergers des Abruzzes mais à Nice avec des bergers venus de deux villages voisins de la haute vallée de la Roya, situés à environ 80 km de là (et qui ne seront rattachés à la France qu'en septembre 1947). Il est vrai qu'une partie de portraits de pifferari réalisés par des photographes français (comme Charles Nègre) ont été pris à Paris.
Sur les photographies de Louis Crette, les protagonistes apparaissent dans des poses variées, le corps ou le visage de face, de trois-quarts ou de profil, debout, assis sur la balustrade, un siège ou le sol, l'un d'eux étant même allongé par terre. Le groupe des cinq vendeuses de fleurs est organisé autour d'une table ronde et de deux chaises, avec les bouquets disposés dans des corbeilles tressées (Image 10).
Les hommes portent généralement, sur des cheveux mi-longs ou longs, un chapeau à larges bords qui peut varier en hauteur, être dépourvu de décor ou bien orné d'un ruban agrémenté de petits pompons clairs. Ils sont vêtus d'une chemise claire, d'une veste sombre et courte à longues manches et gros boutons clairs ou une longue veste blanche en laine de mouton dépourvue de manches, d'une large cape ou d'un manteau, de pantalons visibles jusqu'aux genoux et, en dessous, de chausses nouées sur des sandales. Ils portent également leur instrument ou un sac en bandoulière.
Les jeunes garçons sont parfois vêtus comme les adultes mais portent aussi une sorte de bonnet, un foulard autour du cou, un gilet et une veste courts et sombres, et un pantalon large et court révélant des chaussures nouées par un lacet. Ils tiennent parfois leur instrument de musique, un bâton de marche et/ou un animal (lapins Brittania Petite ?).
Les filles portent généralement des habits unis ou ornés de motifs géométriques, un foulard couvrant les cheveux noué sous le cou, une robe à manches longues resserrée à la taille dont le haut est masqué par un large châle croisé sur la poitrine et le bas est recouvert par un long tablier, et des chaussures peu visibles sous la robe, nouées par un lacet et semblables à celles des garçons.
Enfants, adolescents et adultes tiennent, présentent ou jouent de leur instrument. Sept des onze groupes présentent un seul musicien, joueur de cornemuse (à vessie) ; deux groupes affichent quatre musiciens avec trois joueurs de hautbois et un de cornemuse (Images 1 et 7) ; un groupe présente trois musiciens, avec deux joueurs de vielle à roue (un garçon et une jeune femme) et un enfant au triangle (Image 5) ; enfin un groupe est dépourvu de tout instrument (petites vendeuses de fleurs, Image 10).
On retrouve ainsi les mêmes variantes que chez les portraits de pifferari des autres photographes contemporains, portraits en intérieur et en extérieur, constitués de petits groupes d'hommes et de garçons et plus rarement de femmes et de fillettes.
DATATION DES PHOTOGRAPHIES
Pour dater ces photographies, il est nécessaire de prendre en compte la carrière de Louis Crette (c.1824-1872), l'ensemble de ses vues présentes dans l'album mais également celles de Pierre Ferret (1815-1875) et de Joseph Silli (1826-1886).
Deux des trois photographies de Ferret et celle de Silli sont des caricatures qui se retrouvent à l'identique dans l'Album d'André Donis, conservé à Nice à la Bibliothèque de Cessole et qui porte en couverture, "A.D. NICE 1862".
La troisième photographie de Ferret est le portrait d'un homme costumé pour un bal du Caraval de fin février-début mars à Nice dont un exemplaire identique est pour sa part daté de "1862".
Si l'on considère désormais les vues de Nice de Louis Crette qui montrent le Port de Nice et la Baie des Anges, elles s'affirment antérieures au second semestre 1862, tant par leurs architectures présentes que par celles qui ne sont pas encore érigées (nouvelle Villa Vigier au Lazaret, fin 1862-début 1863 ; maison proche du Château Smith sur le Mont-Boron 1862-1863 ; usine Musso sur le Port, 1863).
L'une d'entre elles, la Vue de la Baie des Anges, peut être plus précisément datée de 1860, du fait de la présence d'un échafaudage sur la maison (1859-1860) de Félix Donaudy en fin de construction sur le boulevard du Midi.
Les vues de paysages comme les portraits de pifferari de Louis Crette présentent d'ailleurs, au verso du carton sur lequel elles sont collées, les mentions, "L. Crette - Photographe de L.M. - L'Empereur Napoléon III - Et - Le Roi Victor Emmanuel II".
Louis Crette est dit "Photographe du Roi de Sardaigne" dès janvier 1858 puis "Photographe du Roi Emmanuel II" dès octobre de la même année. Il est dit ensuite "Photographe de l'Empereur des Français" dès juillet 1860 (après l'Annexion française) et "Photographe de l'Empereur des Français - et le Roi de Sardaigne" dès octobre 1860. Les mentions exactes présentes au dos des portraits étudiés de pifferari ne semblent réunies qu'à partir de 1861.
La mention "Roi Victor Emmanuel II", qui a pu être remplacée dès mars 1861 par celle de "Roi d'Italie", perdure cependant au revers d'un Portrait du peintre paysagiste Gabriel Loppé (1825-1913) daté de "janvier 1862" (Bibliothèque de Genève, ici), ainsi que dans l'Annuaire des Alpes-Maritimes de 1864.
Il est donc possible que la Vue de la Baie des Anges prise au premier semestre 1860 soit un retirage. Il peut en être de même pour d'autres vues de l'Album ainsi que pour les portraits de pifferari, ce qui élargit potentiellement leur datation entre 1854 et 1862 mais plus probablement, du fait des vues datées qui les accompagnent, entre 1860 et 1862.