lundi 8 octobre 2018

942-ÉTUDE D’ŒUVRE-AUGUSTE RODIN : "ADOLESCENT DÉSESPÉRÉ ET ENFANT D'UGOLIN AUTOUR D'UN VASE", VERS 1895-1905





- RODIN Auguste (1840-1917), Adolescent désespéré et enfant d’Ugolin autour d’un vase, vers 1895-1905, 
plâtre et poterie, H : 45,8 cm, L : 46,6 cm, P : 27,5 cm, Musée Rodin, Paris.



INTRODUCTION

Auguste Rodin (1840-1917) est un sculpteur français qui s’est nourri de sources éclectiques empruntées au passé (sculpture antique, médiévale et renaissante) et aux courants de son temps (Romantisme, Symbolisme) et les a synthétisés dans une démarche personnelle et originale. Absorbé notamment dès 1880 par la Porte de l’Enfer, il a produit pour elle plus de 200 figures qu’il a exploitées de manière autonome et partielle, les modifiant ou les assemblant avec d’autres, les changeant d’échelle et de matière.


L'ENSEMBLE

L’œuvre, Adolescent désespéré et enfant d’Ugolin autour d’un vase, est une œuvre de petites dimensions (45,8x46,6x27,5 cm), léguée par l’artiste en 1916 à l’Etat et conservée au Musée Rodin de Paris. Elle date de la période 1895-1905 et traduit les recherches novatrices de Rodin qui assemble notamment des figures issues de la Porte de l’Enfer avec des vases antiques de sa collection personnelle.

Deux figures d’une trentaine de centimètres de hauteur, modelées en argile par l’artiste puis moulées, à la même échelle, en plâtre blanc par ses assistants, servent d’applique à un vase antique original en terre cuite de couleur brun foncé. Les deux figures masculines curvilignes sont toutes deux en tension, arc-boutées, étirées vers le haut et cambrées le long de la panse du vase, à l’emplacement d’éventuelles anses. Elles ont la tête renversée en arrière, fixant le ciel. 

Les figures ne sont que fragmentaires, amputées notamment d’une partie des bras et des jambes. La figure de gauche ne possède que les épaules et le départ des bras, la jambe droite coupée à la cuisse et l’autre au genou. La figure de droite a également les jambes coupées mais possède les bras jusqu’à hauteur du coude.
Les membres sont brisés de manière irrégulière et les corps gardent trace des coutures et des coulures des opérations de moulage et démoulage, donnant un aspect un peu brut de non-fini (absence de lissage) qui révèle les étapes techniques de création de l’œuvre. Dans le même esprit, un amas grossier de plâtre a été déposé sur la panse afin d’appliquer les deux figures sur le vase.





LES FIGURES

Les deux personnages proviennent de la réutilisation de figures d’enfants du groupe intitulé, Ugolin et ses enfants, créé pour la Porte de l’Enfer vers 1881.
 
Inspiré de « l’Enfer » de la « Divine Comédie » de Dante (vers 1307-1321), et influencé par la sculpture de Carpeaux du même thème (Ugolin, 1861, avec quatre enfants), ce groupe évoque l’épisode qui a conduit Ugolin, emprisonné et rendu fou par la faim, à la damnation, à savoir le fait de dévorer, ou seulement d’être tenté de dévorer, ses enfants morts. 

Un dessin conservé au Musée Rodin montre, vers 1880, une étude du groupe pyramidal d’Ugolin entouré de ses trois enfants (crayon, plume et lavis, encre et gouache sur papier), avec Ugolin assis, agrippé par ses enfants, dont l’un est à demi-couché, tête renversée et bras tendus.

Le groupe sculpté date de l’année suivante et a été intégré dans le vantail gauche de la Porte de l’Enfer. Ugolin y est représenté amaigri et nu, se traînant à quatre pattes comme une bête, entouré par ses trois enfants nus et mourants, l’un à demi-couché agrippant de ses deux bras le dos de son père, les deux autres couchés à côté d’eux, respectivement sur le dos et le ventre. Ce groupe dramatique a été, par la suite, repris de manière autonome par Rodin, et notamment agrandi et fondu en bronze (vers 1904).

Rodin a réutilisé également, de manière autonome, un des fils d’Ugolin, bras levés, dans l’Adolescent désespéré ou Narcisse (vers 1885-1890, terre cuite et plâtre du Musée Rodin de Paris ; bronze du musée Sainte-Croix de Poitiers) où la figure debout ou agenouillée est déjà amputée dans certaines versions d’une partie des jambes et des bras, dans Fugit Amor où la figure, entière mais couchée, est associée par un procédé de marcottage à une figure féminine, et dans L’Enfant prodigue où l’enfant seul, à nouveau agenouillé, est représenté en entier.

Les figures du vase évoquent également d’autres figures masculines plus adultes de Rodin (à la musculature développée), la tête basculée en arrière, comme, Homme bras en l’air ou Marsyas supplicié (vers 1882-1889, bronze de 1970), ou encore L’Homme qui tombe (vers 1880), aux bras baissés cependant, ou Torse de l’Homme qui tombe avec tête (aux bras amputés, fonte de 1983), la figure masculine (L’Homme qui tombe) du groupe, Je suis belle (vers 1882)…. 

Sur la photo du vase étudié, le premier enfant d’Ugolin est visible de face (à gauche de la photo). L’autre enfant, qui est visible de dos (à droite de la photo), est la reprise de l’Adolescent désespéré (vers 1885-1890) et conserve tous les éléments de la version aux jambes et aux bras amputés à l’articulation, comme la découpe irrégulière et fissurée de son bras gauche.

Les deux figures nues et tendues du vase étudié ont donc pour origine un thème dramatique, celui des damnés de la Porte de l’Enfer et des enfants d’Ugolin mourants et implorant le ciel. Elles se marient avec un vase antique qui est probablement d’origine funéraire. Désespérées et brisées, les figures n’en gardent pas moins, dans leur élan, une certaine grâce et sensualité. Il faut cependant préciser qu’ici, l’artiste s’affranchit en partie du sujet initial (sauf par le titre mais ce dernier ne semble pas avoir été donné par l’artiste), en offrant des figures hors contexte, dépourvues de membres et d’accessoires.

L’utilisation de figures fragmentées peut renvoyer à l’influence des œuvres antiques car ces œuvres sont souvent parvenues dans les collections des grands musées sous forme de fragments. Les œuvres les plus admirées par Rodin, qui sont majoritairement des copies romaines d’originaux grecs, sont des œuvres fragmentaires comme le Diadumène de Vaison-la-Romaine (dépourvu de mains), la Tête de Chios (tête isolée qui a perdu son voile), la Victoire de Samothrace (dépourvue de tête et de bras), la Vénus de Milo (dépourvue de bras), le Torse du Belvédère ou encore la Vénus de Vienne (dépourvue de tête et de bras) et une partie d’entre elles n’ont d’ailleurs été découvertes (Tête de Chios, Victoire de Samothrace, Vénus de Milo) ou révélées au grand public (la Vénus de Vienne) qu’au XIX° siècle. La collection même de Rodin est d’ailleurs essentiellement composée d’œuvres incomplètes et de petits fragments de sculptures antiques en marbre, terre cuite ou bronze.






L’ASSEMBLAGE

A partir de 1895, et cela jusqu’à 1909-1910 environ, Rodin assemble des figures en plâtre majoritairement issues de la Porte de l’Enfer avec des moulages en plâtre d’œuvres antiques de sa collection personnelle, entamée dès 1890 et développée dès son installation à Meudon en 1893. Il place ses figures de plâtre blanc au sommet de colonnes couronnées de chapiteaux et de gaines ornées de rinceaux au plâtre patiné rose et c’est ainsi qu’il les présente dans le Pavillon de l’Alma, à son exposition personnelle de 1900, en parallèle de l’Exposition Universelle (avec notamment Ugolin et ses enfants). Il lui arrive même, exceptionnellement, d'assembler deux œuvres antiques de sa collection (Tête d'enfant moulée en plâtre placée sur un corps en bronze d'Harpocrate).

Il assemble également ses propres figures avec des moulages de vases et coupes antiques en céramique, albâtre ou métal, voire avec les vases grecs et égyptiens originaux. Le moulage en plâtre d’un autel funéraire de sa collection (Autel funéraire de A Ravius Epictetus, IIe siècle) est même intégré dans l’une des versions du monument au peintre américain James Whistler (La Muse Whistler, 1905-1908). 

De la même période que le vase étudié, datent notamment, Nu féminin assis dans une urne (vers 1895-1905), Nu féminin debout dans un vase (vers 1895-1905), Galatée coupée aux cuisses dans une coupe (vers 1895-1905), Torse féminin agenouillé dans une coupe (non daté, vers 1895-1905 ?), Naissance de Vénus dans un vase tubulaire (vers 1895-1910), Nu féminin sortant d’un pot (vers 1900-1904), Petite fée des eaux (vers 1903) et Fleurs dans un vase (vers 1907-1908), Nu féminin à tête de femme slave, assis sur un vase en albâtre (début XX° siècle), La petite source sur un vase en albâtre (début XX° siècle), Torse d’Eros sur un vase en albâtre (début XX° siècle), Couple enlacé dans un vase biconique (1895-1910), Petite faunesse dans une coupe en métal (vers 1910). 

Rodin est un familier du travail sur vase qu’il a développé avec Carrier-Belleuse pour la Manufacture de Sèvres, surtout dans les années 1878-1882 (Piédestal des Titans, vers 1878 ; Vase des Eléments, 1880). Il a continué ce travail à titre personnel dans les années 1880-1890, avec Vase Saigon, vers 1887-1888 (décor en méplat) ou Vase décoratif (bronze), vers 1890, réalisé avec Jules Desbois, où les figures contorsionnées sont en haut-relief sur le col et la panse du vase. 

Au-delà d’opposer et de fusionner, tout à la fois, le plâtre à la terre cuite, les figures concaves et claires au vase convexe à la teinte sombre, Rodin crée une rupture d’échelle entre des figures humaines de taille réduite et un vase grandeur nature. Il procède ainsi comme pour la Porte de l’Enfer, où des figures d’une hauteur comprise le plus souvent entre 30 et 75 cm s’inscrivent sur le support de la porte monumentale. 

Le vase sert ici de support et de socle (comme Vase décoratif, bronze, 1890) mais d’autres vases de la même série servent parfois de contenant, la ou les figures étant debout, assise ou agenouillées à l’intérieur du vase ou de la coupe. Alors que certaines figures semblent se superposer au vase, d’autres semblent s’y s’enfoncer ou au contraire en jaillir, le faisant parfois même basculer. Dans le vase étudié, l’emplacement choisi pour les figures (anses), adapte et fusionne les éléments.

Cet assemblage de figures et d’un vase est inspiré des exemples antiques. Rodin a été notamment marqué par un vase conservé au Louvre, Askos à figurines (vers 300 av.-J.C.), provenant de l’hypogée de Canosa (Italie du sud). Ces askoi sont des vases funéraires, le plus souvent peints, qui ont reçu des figures d’applique (personnages, têtes, protomés d’animaux, végétaux) sur le col et la panse, parfois à l’emplacement des anses. Ces vases n’étaient pas faits pour être manipulés par le biais des figures d’applique et étaient d’ailleurs dépourvus de fond.

Cet assemblage de l’œuvre, Adolescent désespéré et enfant d’Ugolin autour d’un vase (vers 1895-1905), révèle la modernité de l’artiste. Rodin n’hésite pas à utiliser directement un objet d’art du passé, un objet très ancien de l’Antiquité gréco-romaine, et à l’insérer dans une œuvre personnelle et contemporaine, en le confrontant aux figures qu’il a créées. Cet assemblage peut être également considéré comme une maquette attendant sa traduction dans le marbre (Petite fée des eaux, 1903) ou le bronze (Bacchus à la cuve, 1904, fonte de 1925, Rodin Museum, Philadelphia). 

Rodin compare les sculptures antiques (Tête de Chios) et ses propres sculptures à des fleurs (expression de Rainer Maria Rilke) lorsqu’elles traduisent la perfection de la nature et son énergie vitale. Positionnées dans un vase, ses figures renvoient davantage encore à cette évocation. Dans Fleurs dans un vase (ou Les Vérités sortant du puits, vers 1907-1908), il n’hésitera pas à confronter matériaux anciens et contemporains en positionnant la coupe en terre cuite contenant ses deux figures (féminines sensuelles et fragmentées) en plâtre sur un socle de brique, avant d’unifier l’ensemble par le plâtre puis de le faire traduire par un praticien dans le marbre.






CONCLUSION

Les assemblages de Rodin (rencontre de deux univers, intégration de l’objet réel, intégration de l’objet d’art ancien, réflexion sur le socle) auront à leur tour une forte influence sur l’art des XX° et XXI° siècles. Sa réflexion sera notamment poursuivie par Marcel Duchamp, Constantin Brancusi et Alberto Giacometti (les questions de l’assemblage, de l’objet et du socle) mais également par Arman, Jeff Koons, Jannis Kounellis ou Ai Weiwei (moulage, utilisation dans un assemblage, voire destruction de l’objet d’art ancien).