mercredi 2 août 2017

731-TSPÉ-SÉBASTIEN LEMALE-COLLABORATION ET CO-CRÉATION DANS LA B.D.-1



COLLABORATION ET CO-CRÉATION DE 1960 À NOS JOURS :

QUELQUES ASPECTS EN BANDE DESSINÉE CONTEMPORAINE, 

PAR SÉBASTIEN LEMALE, PROFESSEUR AU LYCÉE GRANDMONT DE TOURS.




- Goscinny-Uderzo :  Astérix, Le devin, Dargaud, 1972.
- Yann & Conrad : Les innommables, Alix-Noni-Tengu, Dargaud, 1996.



Les collaborations sont nombreuses, presque monnaie courante, en bande dessinée. L’association d’un scénariste et d’un dessinateur a longtemps représenté la norme. Qu’on pense à la personnalité de Goscinny dont la mort prématurée a révélé le caractère essentiel dans la réalisation et le succès d’Astérix. On peut également évoquer certains duos célèbres : Loustal-Parringault, Rosinski-Van Hamme (Thorgal), Yann & Conrad (Les inommables)... 

On peut également penser aux capacités de transposition de romans, par exemple Jacques Tardi avec Léo Malet (Nestor Burma), ou avec Manchette (Griffu) où la mise en case dépasse l’illustration littérale mais apporte un point de vue double, un mixte.

Le thème de l’année étant « collaboration et co-création », on présentera ici les exemples, pas si nombreux, de collaboration mixte, où chacun ne se cantonne pas dans son rôle et fait bouger les limites.



Tramber et Jano : Kébra


A la fin des années 1970, Tramber & Jano publient dans le mensuel de BD, Métal hurlant, les aventures d’un rat blouson noir de banlieue. Histoire : sexe, drogue & Rock’n Roll. Style crade, proche du punk.

La collaboration sépare les tâches de manière inédite : Jano dessine les personnages et Tramber les décors qui prennent une place exceptionnelle dans certaines planches. L’hybridation produit de l’inattendu.

- Tramber & Jano : Kébra choppe les boules, les humanoïdes associés.

- Tramber & Jano : Le zonard des étoiles, pl. 14, les humanoïdes associés.



Après leur séparation, chacun va dessiner dans sa direction. Jano : l’Afrique et l’Inde (nouvel héros : Keubla) ; Tramber : des loosers de banlieue (William Vaurien) puis des marins bretons, forcément avinés.

Les projets se différencient donc, tant dans les thèmes que dans les styles.


- Jano : Keubla, sur la piste du Bongo, Les humanoïdes associés, 1987, pl. 1.

- Tramber : William Vaurien, Embrouille au Pypoland, Paris, Les humanoïdes associés, 1984.




Dupuy & Berberian


L’originalité de la collaboration de Philippe Dupuy et Charles Berberian tient dans leur interchangeabilité. Chacun intervient autant dans le dessin que dans le scénario, sans rôle ou partage prédéfini, en fonction de son inspiration. Sans l’avoir théorisée, cette pratique s’est installée de manière empirique.


- Dupuy & Berberian   : Bicéphale, Beeld Beeld, 2002, non paginé.
- Dessin pour la couverture de Neuvième art, spécial Dupuy & Berberian, Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, Angoulême, 2009.


 D’où cette image où chacun tient le même stylo démesuré pour tracer un trait. Image qu’ils reprennent sous forme d’installation d’une maquette animée, pour leur exposition commune à Angoulême après avoir reçu le Grand Prix.

- Dupuy & Berberian : Maquette Exposition CNBDI, Angoulême, 2009.


Leur style commun, une « ligne claire » proche d’Hergé en vogue chez les jeunes auteurs dans les années 80, est suffisamment proche pour qu’il soit impossible de trouver qui dessine quoi dans la case.


- Dupuy & Berberian : Monsieur Jean, T 6 : Inventaire avant travaux, Dupuis, 2003.


Cependant, avec l’ouvrage autobiographique Journal d’un album, chacun écrit et dessine seul ses chapitres, ce qui expose les différences de style et de contenu. Le style de Berberian diffère un peu de l’aspect lisse de la ligne claire et continue à évoluer aujourd’hui vers un trait imprécis et sensible inspiré des artistes des années 20.

- Dupuy & Berberian : Journal d’un album, L’association, Paris, 1994, couverture.


- Berberian, : « Des conneries », p1, Journal d’un album, L’association, Paris, 1994.


- Berberian, : « Batman », p1, Journal d’un album, L’association, Paris, 1994


 
- Berberian : « Conneries (II) », pl. 9, Journal d'un album, L’association, Paris, 1994.


- Dupuy : « Monsieur Jean », Journal d'un album, pl. 1, L’association, Paris, 1994.


- Dupuy : « Monsieur Jean », Journal d'un album, pl. 2, L’association, Paris, 1994.



Mais aussi le cheminement de la réalisation, les choix stylistiques, par exemple dans cette dernière case.

Dans son chapitre, Philippe Dupuy retranscrit un moment de la collaboration créative, où il s’interroge sur l’utilité de garder la coiffure moderne du héros Monsieur Jean, dans un épisode onirique situé au Moyen-âge.

Philippe Dupuy traverse une phase de pause créative et de remise en cause qu’il développe dans sa partie. Il évoque également le décès de sa mère et son risque de divorce. Il se sert de ce journal pour savoir s’il a encore envie de travailler en commun. Il lui sert d’introspection, quand Charles Berberian reste dans l’humour.


- Dupuy- Berberian : Monsieur Jean T 3 : Les femmes et les enfants d’abord,  pl. 11.


- Dupuy- Berberian : Monsieur Jean, T 6 : Inventaire avant travaux,  pl. 43, Dargaud 1994 et 2003.



A travers leur fiction, l’histoire du trentenaire Monsieur Jean, chacun insère ses intérêts, ses angoisses. Ici pour Philippe Dupuy, l’inquiétude d’avoir des enfants (à comparer avec la planche ci-dessus) ou bien la transposition chez leur héros d’authentiques cauchemars (ici de Berberian). Dans son premier livre en solo, Hanté, Philippe Dupuy compare son projet introspectif à un travail de thérapie ou de psychanalyse, sans en être vraiment une.


- Dupuy : L’Art du chevalement, 2014 pl. 55.


- Dupuy, Double planche originale extraite des Enfants pâles, 2012.



   Leur style évolue, chacun de son coté, développant une pratique en solo. Philippe Dupuy abandonne le trait de la ligne claire au profit du lavis. Ses dessins sont plus expressifs, moins contenus par le trait. Ils se rapprochent de carnets de croquis.


- Berberian : « Le cerceau européen », Le Bonheur occidental, p 49, Fluide Glacial, 2016.


- Berberian : « Place St Michel », Paris, Co-édition Lonely Planet, Casterman, 2014.



Charles Berberian cependant n’abandonne pas l’humour et si ses planches sont moins introspectives, son trait s’éloigne de la ligne claire pour se rapprocher de certains dessinateurs de presse, par exemple Saul Steiner. Il publie d’ailleurs également dans le New Yorker et développe un travail d’illustration au pinceau et à l’encre.



Dupuy- Berberian :  Bienvenue à Boboland, Tome 1, Fluide Glacial, 2008, pl.1.



Pourtant, leur collaboration se poursuit, par exemple avec Boboland (2008), chez Fluide Glacial, où les bourgeois bohèmes parisiens (ici du canal St Martin), sont cyniquement caricaturés.