vendredi 9 mai 2014

214-L'IMAGE RELIGIEUSE MÉDIÉVALE ET SES DIFFÉRENTS NIVEAUX DE SENS (1)




GRÉGOIRE LE GRAND (c.540-604), Moralia in Job (écrit vers 579-595, dernier grand ouvrage théologique de l'Antiquité), manuscrit du XII° s. (c. 1111) provenant de l'abbaye de Cîteaux, Dijon, Bibl. mun., tome 1, volume 1, ms. 168, folio 4v°, initiale R, frontispice de l’Épître dédicatoire à l'évêque de Séville Léandre.



INTRODUCTION

L'idée est de montrer, au travers de l'étude d'une seule oeuvre, la complexité et la multiplicité de sens d'une image religieuse.
L'image choisie est extraite du manuscrit 168 des Moralia in Job de Grégoire le Grand (Morales sur Job), conservé à la Bibliothèque municipale de Dijon, provenant de l'abbaye de Citeaux et daté du début du XII° siècle (1111), sous l'abbatiat d'Etienne Harding.



DESCRIPTION

L’initiale orne une pleine page en frontispice de l’Épître dédicatoire à l’évêque de Séville Léandre et coexiste avec l’en-tête en capitales. La lettre R qui, comme les mots en capitales et l’encadrement, alterne les aplats de bleu, vert et rouge orangé parfois rehaussés de blanc et cernés de noir, est une initiale dite figurée ou synthétique, dessinée sur fond bleu par les corps de figures humaines et animales en lutte. 

Deux hommes de profil, superposés et armés, tournés vers la droite, constituent la hampe de la lettre ; ils combattent deux dragons, superposés eux aussi mais tortueux et inversés, qui constituent, comme c’est souvent le cas dans l’enluminure romane, la boucle et la queue de l’initiale.


LA LUTTE DES FORCES DU BIEN ET DU MAL - Initiale R, frontispice de l’Épître dédicatoire à l'évêque de Séville LéandreMoralia in Job (c. 1111) 
Dijon, Bibl. mun., tome 1, volume 1, ms. 168, folio 4v°.


Le personnage supérieur, qui a les cheveux mi-longs et la barbe pointue, est représenté de grande taille et richement vêtu à la mode de l’époque : il porte une longue tunique (bliaud) de couleur rouge orangé, moulante et fendue, ornée de galons et pourvue de longues et larges manches, une ceinture à la taille de même couleur, des chausses bleues couvrant les cuisses, et des chaussures fines, plates et pointues (pigaces). Il est armé dans la main droite d’une épée qu’il brandit au-dessus de sa tête et tient de la gauche un écu qui le protège de la gueule dentée du dragon supérieur. Il repose sur le dos et les épaules ployées d’un personnage inférieur imberbe, aux cheveux courts.

Ce dernier porte les signes de son infériorité sociale et symbolique : beaucoup plus petit (la moitié) et plus modestement vêtu (tunique courte), il est armé d’une lance qu’il enfonce dans les entrailles du dragon dressé contre son partenaire. Les attaques des monstres semblent en effet se concentrer principalement contre le personnage supérieur. 

Les deux dragons sont des bipèdes ailés et griffus, à queue de reptile, long cou et tête allongée pourvue de grandes oreilles. Le dragon inférieur qui a la tête épaisse et la gueule ouverte se dresse sur sa longue queue droite à terminaison végétale et s’arc-boute contre le personnage supérieur en s’appuyant contre le genou de ce dernier. Le dragon supérieur, queue enroulée en l’air et tête en bas, s’agrippe pour sa part au cou du dragon inférieur qu’il enserre de ses pattes.


ANALYSE

Il semble que le sens de l’image, dans sa globalité de même que dans tous ses détails, peut s’éclairer à la lecture du texte de Grégoire. Dans l’Épître dédicatoire, ouverte par la pleine page de cette initiale, Grégoire explicite la triple démarche qu’il a suivie dans ses commentaires du Livre de Job : « Nous établissons d’abord les fondements du sens littéral, ensuite par le sens typique, nous faisons de l’architecture de notre âme une citadelle de la foi ; enfin, par l’agrément du sens moral, nous revêtons en quelque sorte l’édifice d’une couche de peinture » (Moralia, Epistola missoria ad Leandrum, 3). 

Trois sens donc mais deux sens principaux seulement, sens littéral (ou langage corporel et extérieur) et sens spirituel (ou intelligence intérieure) superposés comme les fondations et les murs d’une maison et comme les personnages de l’initiale, le troisième sens, le sens moral, n’étant que le décor final du second niveau et une fraction du sens spirituel.

La triple lecture de Grégoire pouvant s’appliquer à l’image elle-même, cet article va étudier, tour à tour, chacun des trois sens et cela dans l’ensemble des MoraliaPlacée au frontispice de l’Épître dédicatoire, cette initiale semble en effet davantage encore la traduction plastique de la Préface, elle-même abrégé de tout l’ouvrage, formé des trente-cinq livres qui lui font suite, consacrés au commentaire du Livre de Job (Job 1-42).

LES DEUX SENS PRINCIPAUX DE L'IMAGE -  Initiale R, frontispice de l’Épître dédicatoire à l'évêque de Séville LéandreMoralia in Job (c. 1111) 
Dijon, Bibl. mun., ms. 168, folio 4v°, détail de la partie gauche.


SENS LITTÉRAL OU HISTORIQUE

« Nous devons au préalable planter solidement la racine du sens littéral pour pouvoir ensuite rassasier notre âme du fruit des allégories » (Grégoire le Grand, Moralia in Job, Praefatio 21).

Au-delà de l’évocation du juste Job dans la prospérité, avant le temps des épreuves, cette illustration peut surtout se référer aux chapitres 9 à 11 de la Préface, chapitres qui évoquent le combat spirituel entre Job et Satan :
« Il [l’ennemi], écrit Grégoire, le dépouilla de ses richesses, fit périr ses enfants, ruina sa santé, déchaîna sa femme, fit venir ses amis pour le consoler mais les poussa à des remarques blessantes » (Moralia, Praefatio 9). « Le diable, à l’extérieur, se fit une sorte de bélier : l’annonce de chaque nouveau malheur ébranlait d’un nouveau coup le mur de la cité […] ; mais parmi toutes ces attaques, impassible resta l’âme, inébranlable la cité » (Moralia, Praefatio 10). « L’ennemi, quand il vient de front, s’applique à faire manoeuvrer dans le secret d’autres troupes [à l’intérieur] qui puissent frapper de côté avec d’autant plus de liberté que l’adversaire est plus attentif à recevoir l’ennemi de face. Ainsi Job engagé dans la lutte, soutint ses pertes comme un assaut direct, et supporta les discours des consolateurs comme un assaut sur ses flancs. En tout cela, protégé par le bouclier de sa force d’âme, il se couvrit de partout, et para avec vigilance tous les coups qu’on lui portait » (Moralia, Praefatio 11).

Les dragons symbolisent donc, d’une part l’ennemi qui vient de front (dragon inférieur appuyé sur le genou comme un bélier portant les coups répétés du malheur), c’est-à-dire Satan, et d’autre part l’ennemi secret qui attaque les flancs de Job (dragon supérieur), c’est-à-dire ses consolateurs, sa femme et ses amis.

 L'ALLIANCE DES FORCES DU MAL - Initiale R, frontispice de l’Épître dédicatoire à l'évêque de Séville LéandreMoralia in Job (c. 1111) 
Dijon, Bibl. mun., ms. 168, folio 4v°, détail de la partie droite.

L’initiale du manuscrit de Cîteaux est d’une composition complexe puisque elle oppose ce qui est en bas et en haut et ce qui est à la droite et à la gauche supposées du Christ, aussi bien dans les figures animales que dans les figures humaines.

Les personnages peuvent y représenter Job sous la forme d’un jeune athlète de Dieu. La figure de Job est cependant ici dissociée entre deux personnages. Le personnage supérieur, élevé vers le ciel, peut évoquer l’Âme de Job qui pare les coups du Malin et résiste aux malheurs qui l’accablent, et en particulier le discours des consolateurs. 

Le personnage inférieur et terrestre peut évoquer pour sa part le Corps de Job qui lutte lui aussi contre les malheurs qui l’accablent et en particulier la maladie de sa chair (ulcères). Les deux personnages sont deux compagnons solidaires car le corps et l’âme du juste sont solidaires, le corps étant soumis à l’âme, et l’âme à Dieu.
 LE CORPS ET L'ÂME DE JOB EN LUTTE - Initiale R, frontispice de l’Épître dédicatoire à l'évêque de Séville LéandreMoralia in Job (c. 1111) 
Dijon, Bibl. mun., ms. 168, folio 4v°, détail de la partie gauche.



SENS TYPIQUE OU ALLÉGORIQUE 

« L’allégorie offre en effet à l’âme éloignée de Dieu comme une machine qui la fait s’élever vers Dieu » (Grégoire le Grand, Commentaire sur le Cantique des cantiques, 2).


L’ensemble des deux figures humaines peut constituer une allégorie de la Patience. De nombreux Pères de l’Église décrivent en effet Job comme un exemple de la Patience et parmi eux, Tertullien (De patientia, 13-16, avant 204) et Augustin (De patientia, 8-12, en 418) le décrivent comme une double image de la Patience, celle qui s’exerce sur le corps et celle qui s’exerce sur l’âme. 

Grégoire le Grand explique pour sa part dans les Moralia que Job est venu « faire paraître la patience au milieu des épreuves » (Moralia, Praefatio 13), « chaque fois que frappé, il a prononcé une parole de patience à la gloire de Dieu, chaque fois, il a comme retourné le javelot dans la poitrine de l’adversaire, portant des coups beaucoup plus cuisants que ceux qu’il recevait » (Moralia 2,32). 

Job résiste à l’adversité ; il reste debout, droit, fort et ferme sur ses pieds, inflexible, le visage impassible ; sa Patience est nourrie par sa foi et son amour de Dieu : « Qui possède la patience est maître de lui », rappelle Grégoire (Moralia 5,33).

L'IMAGE DE LA PATIENCE - Initiale R, frontispice de l’Épître dédicatoire à l'évêque de Séville LéandreMoralia in Job (c. 1111) 
Dijon, Bibl. mun., ms. 168, folio 4v°, détail de la partie gauche.


L’enlumineur de Cîteaux a choisi de représenter ici les armes de la Patience qui soutiennent Job : le javelot des paroles sereines pour le corps, le bouclier de la Foi et le glaive de l’Esprit (c’est-à-dire la parole de Dieu) pour l’âme. 

Il semble donc possible que la double figure de Job renvoie ici, comme chez Augustin (De patientia, 12), tout à la fois aux images de la Patience pour le corps (attaques extérieures) et de la Sagesse pour l’âme (attaques intérieures), et qu’elle fusionne les deux vertus ou bien nomme « Sagesse » la Patience de l’âme. Grégoire écrit : « Les blessures mettent à l’épreuve sa patience, les discours exercent sa sagesse. Sur tous les points il résiste avec fermeté, triomphant des désastres avec courage et des paroles avec intelligence » (Moralia, Praefatio 11).

Job traduit ainsi le combat de la Vertu contre le Vice, celui de la Patience contre la Colère, et celui de l’Humilité contre l’Orgueil. 

Les figures humaines identifient donc l’image de Job qui est, d’une part, la préfigure de la sagesse divine, c’est-à-dire de la Patience du Christ dans sa Passion, et d’autre part celle des élus que Grégoire décrit « réunis sous le rayonnement de la lumière de la Sagesse » (Moralia 2,40) car « ceux qui militent sous le roi d’humilité sont toujours vigilants ; et se gardant de tous côtés, ils luttent contre les traits de l’orgueil » (Moralia 34,56).

L’illustration étudiée peut se référer en particulier aux chapitres 14 à 16 de la Préface des Moralia : « Le bienheureux Job symbolise le Rédempteur à venir et l’Église » (Moralia, Praefatio 14). « Job signifie « le Souffrant ». Et cette souffrance exprime bien la Passion du Médiateur et les travaux de la sainte Église, torturée de mille manières par les tribulations de cette vie » (Moralia, Praefatio 16).

Job préfigure le Christ dans sa double nature, humaine (personnage inférieur) et divine (personnage supérieur), le Christ dénudé, outragé, supplicié et renié par les siens mais victorieux par sa Résurrection. 

Job préfigure de même l’Église constituée de membres plus charnels (personnage inférieur) et d’autres plus spirituels (personnage supérieur), l’Église persécutée, soumise aux hérésies et aux grandes épreuves de la fin des temps, avant sa victoire finale.

Les figures superposées de Job sont donc tout à la fois celle de l’Église en lutte (personnage inférieur) et celle du Christ souffrant (personnage supérieur), ces deux figures ne faisant qu’une : « Notre Rédempteur ne fait qu’une seule personne avec la sainte Église par son union avec elle (car il est dit du Christ : Il est notre tête à tous – Paul, Éphésiens 4,15 – et de son Église il a été écrit : Le corps du Christ qu’est l’Église – Paul, Colossiens 1,24 » (Moralia, Praefatio 14), et Grégoire ajoute : « la personne du bienheureux Job annonce Notre Seigneur et symbolise en conséquence le chef et le corps, c’est-à-dire le Christ et l’Église » (Moralia 1,33).


 LE CORPS MYSTIQUE DE L'EGLISE ET DU CHRIST - Initiale R, frontispice de l’Épître dédicatoire à l'évêque de Séville LéandreMoralia in Job (c. 1111) 
Dijon, Bibl. mun., ms. 168, folio 4v°, détail de la partie gauche.


À l’inverse des hommes superposés figurant Job, les dragons identifient d’une part l’image de Satan, « l’ennemi orgueilleux » (Moralia 2,41 ; dragon inférieur) et d’autre part l’image des pécheurs « fils de l’orgueil » (Job 41,26 ; dragon supérieur). Grégoire compare d’ailleurs les pécheurs aux dragons qui aspirent l’air et « sont gonflés de l’orgueil malin » (Moralia 20,39, commentant Job 30,29).

Les dragons superposés sont ici les figures de la femme et des amis de Job, en tant qu’image des méchants (dragon supérieur), alliés à Satan (dragon inférieur) : « sa femme, qui le pousse à blasphémer, figure la vie des hommes charnels […], ces mauvais chrétiens » (Moralia, Praefatio 14). « Quant aux amis de Job, dont les exhortations n’apportent que des blessures, ils sont la figure des hérétiques, qui, sous couleur d’exhorter, ne sont occupés qu’à séduire les âmes » (Moralia, Praefatio 15). « En méprisant Dieu, ils gardent en eux le vieil homme ; et gardant le vieil homme, ils endommagent par leurs discours pervers la hauteur d’où les justes contemplent » (Moralia, Praefatio 16).

La superposition des dragons évoque donc, face au Corps mystique, un autre corps dont les méchants, les hérétiques et les pécheurs sont les membres, et dont le diable ou l’Antichrist est la tête. Grégoire écrit : « C’est ainsi que le corps impie est uni à sa tête, c’est ainsi que les membres […] sont unis les uns aux autres par leurs mauvaises actions » (Moralia 29,15). « Oui, c’est un seul corps que le diable et tous les impies » (Moralia 13,38).

Les deux dragons, qui sont Béhémoth et Léviathan cités dans le Livre de Job (Job 40-41) et assimilés par Grégoire à Satan (Moralia 32,16-51 ; 33,1-37 ; 34,4,8), symbolisent aussi, à l’approche de la fin des temps, l’attaque des forces du Mal et les épreuves terribles que vont subir l’Église et les élus (Moralia 14,27) car la force du dragon est dans sa queue puissante et raidie (Job 40,16 ; Apocalypse de Jean 12,4). 


 LE CORPS DÉMONIAQUE DU DIABLE ET DES IMPIES - Initiale R, frontispice de l’Épître dédicatoire à l'évêque de Séville Léandre
Moralia in Job (c. 1111), Dijon, Bibl. mun., ms. 168, folio 4v°, détail de la partie droite.


Dans l’initiale, tête et corps sont volontairement inversés. Le corps, constitué des impies, est bien évoqué par le dragon supérieur, et la tête, l’Antichrist, par le dragon inférieur car, explique Grégoire : « Bien qu’il ne soit pas encore venu […], tous les impies sont déjà membres de l’Antichrist : nés à l’envers, ils devancent leur tête en faisant le mal » (Moralia 29,15). 

Cette inversion et cette instabilité évoquent la chute des alliés du diable : la chute ancienne de ces « anges apostats qui sont tombés avec lui du séjour de la patrie céleste » (Moralia 13,38), et la chute future de ses membres, les méchants qui s’agrippent à cette vie présente mais qui abandonneront « tout ce qu’ils convoitent en ce monde » et trouveront dans l’autre « un champ de douleur éternelle » (Moralia 13,39). 

Que Job « parle en son nom ou comme représentant de la sainte Église universelle, il dénonce, rappelle Grégoire, la conduite des méchants, et prédit le jugement qui les attend le jour de la résurrection » (Moralia 14,78).
L’épée de Job, qui ne porte pas de coups pour ne pas tomber dans le péché, peut ainsi souligner le Jugement futur : les justes supportent avec patience l’exil terrestre et les attaques des méchants (Paul, 1 Thessaloniciens 5,14-15) sachant qu’à la Résurrection ils obtiendront la félicité éternelle et verront les méchants condamnés.