ÉTUDE SYNTHÉTIQUE
INTRODUCTION
Une œuvre ne peut être réduite à ses
seules descriptions et analyses : son statut d’image et sa matérialité
l’empêchent. Seul le contact direct avec l’œuvre permet une approche sensible.
L’approche culturelle permet cependant d’enrichir la découverte de l’œuvre grâce
à la connaissance de l’époque, de l’artiste et de sa démarche. En multipliant
ainsi sur l’œuvre des coups de projecteur parcellaires, les aspects mosaïques et synthétiques de
l’œuvre se révèlent en partie.
PICASSO Pablo (1881-1973), La Joie de vivre, octobre 1946, Antibes,
Ripolin sur fibrociment, 120x250 cm, Antibes, musée Picasso.
Dans la Joie de vivre (1946) de Picasso, la figure de la danseuse au
tambourin, par exemple, devient ainsi tour à tour une figure allégorique de la
Paix et du Bonheur, une bacchante antique, une figure fantasmée de la femme
aimée, une représentation de Françoise Gilot, un exemple de la quête artistique
insistante chez Picasso de la représentation du corps (la femme dénudée, la
figure aux bras levés, le corps en
mouvement), une forme contournée, déstructurée et bleuie, une danseuse inspirée
d’un tableau de Poussin, une réponse aux femmes de Matisse …
LE CONTEXTE
-historique : 1946, l’après-guerre,
la paix retrouvée,
-géographique et culturel : la
Méditerranée, Antipolis et la création au château Grimaldi,
-biographique : Picasso et le
séjour avec Françoise Gilot (son bonheur, son amour, sa muse, son modèle).
Ci-dessous, deux étapes du tableau et ses repentirs (transformations) au cours de sa réalisation :
SIMA Michel (1912-1987), photographies en noir et blanc de La Joie de vivre
prises en septembre et octobre 1946.
L’ŒUVRE
-le thème : joie de vivre, la fête
sacrée (l’Âge d’or à Antipolis, pastorale et bacchanale, le bord de mer, la
figure de Françoise), les représentations des monstres hybrides antiques,
-les références artistiques :
l’intégration des figures dans le paysage (la question plastique), la référence
à la Peinture (Bacchanale de Poussin, œuvres de Matisse), aux formes
primitivistes et à sa propre expérience cubiste (forme, espace, couleur).
CONCLUSION
Cette
œuvre de Picasso, comme de nombreuses autres œuvres de l’artiste, traduit donc
tout à la fois une actualité collective et personnelle, un monde réel et
mythique, l’affirmation d’un sentiment, un univers plastique personnel et des
références artistiques. Elle montre cependant une volonté décorative (murs du
château Grimaldi), l’utilisation de matériaux nouveaux (support, peinture et
cadre) et la primauté du dessin (contour).
ÉTUDE DÉTAILLÉE
I LE CONTEXTE
1-Le contexte historique (1946)
La fin de la seconde guerre mondiale et de la barbarie. La paix et l’espoir retrouvés.
2-Le contexte géographique (Antibes)
Dès l’entre-deux-guerres, Picasso aime quitter Paris et prendre ses quartiers d’été dans le sud de la France, au bord de la Méditerranée, sur la Côte d’Azur (Saint-Raphaël, Antibes).
Grâce à la paix, il y revient l’été 1945 puis, l'année suivante, en janvier et de juillet à novembre 1946. Il fréquente particulièrement Golfe-Juan, le Cap d’Antibes et Antibes. Il aime profiter de la plage, de la mer et des produits de la pêche, s’inspirer du paysage marin et retrouver la lumière et l’aspect encore sauvage des lieux.
3-Le contexte culturel
-la Méditerranée – « Je suis d’ici » Picasso
Picasso est né dans la ville espagnole de Malaga (Andalousie) au bord de la Méditerranée et il y a passé son enfance. Il aime les paysages méditerranéens (le soleil, la mer, la végétation, le cheval, le taureau) mais également la culture méditerranéenne gréco-romaine (les mythes antiques) dont il revendique plus particulièrement l’héritage depuis son voyage en Italie de 1917 où il a été marqué notamment par les vestiges de Pompéi.
Il apprécie les figures mythologiques, notamment le Minotaure auquel il s’identifie parfois, mais également, depuis les années 1930 (période surréaliste), des figures secondaires comme les monstres hybrides que sont les centaures (mi-humain, mi-cheval) ou les faunes et satyres (mi-hommes, mi-boucs).
-le séjour au château Grimaldi (résidence d’artiste) - « A Antibes, je suis repris par cette Antiquité » (Picasso).
Pendant deux mois, du 17 septembre au 10 novembre 1946, Picasso va créer dans le château Grimaldi d’Antibes, racheté par la ville à l’Etat (Génie militaire) dans les années 20 et transformé en musée d’histoire et d’archéologie.
Picasso va cotoyer et même s’entourer des pièces archéologiques du musée, notamment antiques, évoquant la colonie d’Antipolis fondée par les grecs. Il va souvent échanger avec le conservateur, professeur de Lettres classiques qui a largement étudié la ville et ses origines. Par les fenêtres de l’atelier, Picasso a directement vue sur la mer.
PICASSO Pablo (1881-1973), La Joie de vivre, octobre 1946, Antibes,
Ripolin sur fibrociment, 120x250 cm, Antibes, musée Picasso.
II LA VIE DE L’ARTISTE – « Peindre comme d’autres écrivent leur
autobiographie » (Picasso)
1-Le
séjour
Picasso
aime sur la Côte d’Azur retrouver des amis et partager le séjour avec sa
compagne du moment. Il y est généralement heureux et dans une phase créative.
Il connaît Antibes et le château Grimaldi qu’il a même failli acheter dans les
années 20.
Contacté
pendant son séjour à Golfe-Juan en août 1946 par un ami sculpteur (rencontré en
1936 à Paris), Michel Sima (Michel Smajewski, 1912-1987, rentré très malade de sa déportation à Auschwitz), et le
conservateur du musée d’Antibes, Romuald Dor de la Souchère (1888-1977),
Picasso qui a le désir de créer des œuvres de grandes dimensions (il peut
seulement dessiner dans sa location estivale) et d’orner un lieu, se voit
confier la décoration des murs du château et se voit attribuer comme atelier
une grande salle du deuxième étage de l’aile sud. Il y travaille du début de
l’après-midi à tard dans la nuit et Françoise Gilot (née en 1921), sa compagne,
l’y rejoint.
Michel Sima qui crée dans la salle voisine devient l’assistant de
Picasso et va suivre son travail par un ensemble important de prises de vues
photographiques qu’il publiera par la suite avec des commentaires de Paul Eluard
(1948).
Une autre photographe Denise Collomb suivra elle aussi le séjour de
l’artiste qui va durer presque deux mois, du 17 septembre au 10 novembre 1946.
Picasso laissera en dépôt au musée, à l’issue de son séjour, 23 peintures (dont
1 toile, la plupart des supports étant du fibrociment ou du contreplaqué du
fait de la pénurie de matériels d’artiste au lendemain de la guerre mais aussi de
l’envie du peintre d’expérimenter de nouveaux supports) et 44 dessins (il
emmène de nombreux dessins et de petites toiles).
L’œuvre majeure en est
justement La Joie de vivre qui est de
plus l’élément principal d’une série appelée La Suite Antipolis. Picasso reviendra pour de plus courts séjours
dans les années suivantes, augmentant encore la collection d’un musée devenu le
premier au monde qui lui est consacré et qui portera son nom dès 1966.
SIMA Michel (1912-1987), photos en noir et blanc de Picasso dans l’atelier
du château Grimaldi,
septembre et octobre 1946, Antibes, musée Picasso.
SIMA Michel (1912-1987), photos en noir et blanc de Picasso et Françoise Gilot dans l’atelier du château Grimaldi,
septembre et octobre 1946, Antibes, musée Picasso.
septembre et octobre 1946, Antibes, musée Picasso.
GREENWOOD Marianne (1916-2006), photo du château Grimaldi, 1957.
2-Sa
compagne, Françoise Gilot
Picasso
a rencontré Françoise Gilot, jeune peintre de 21 ans, à Paris, sous
l’Occupation, en mai 1943. Elle est de 40 ans sa cadette et va devenir sa muse
alors qu’il vit encore avec Dora Maar. Leur relation devient plus
importante en 1944-45 et Picasso sort ces années-là tout à la fois de la
période de guerre, de sa période sombre et de sa liaison avec Dora Maar.
Il se
rend dans le Midi dès l’été 1945 (villa des Cuttoli au cap d’Antibes), et y
revient fin juillet 1946 avant de loger à Golfe-Juan (chez Louis Fort,
imprimeur et graveur). C’est une nouvelle période de bonheur, d’amour et de
sensualité qui commence et c’est pendant ce séjour de 1946 que Françoise va
tomber enceinte de leur premier enfant (Claude). Leur liaison durera jusqu’en
1953 et verra la naissance d’un second enfant, Paloma.
C’est Jacqueline Roque
(cannoise) qui succèdera à Françoise et sera la dernière compagne de l’artiste
dans cette région où le peintre s’installera (Cannes, Vauvenargues puis
Mougins) et mourra.
III L’ŒUVRE
1-Le
thème et la composition
Dans
un paysage méditerranéen lumineux de bord de mer à la ligne d’horizon haute, se
découvrent en trois bandes horizontales superposées, herbe, rochers, plage, arbre
(à gauche), pied de vigne (à droite), mer, avec un voilier sur la gauche, et
ciel.
Sur le devant, une frise de personnages peu espacés réunit, dans une
composition fermée et centrée, femme, bêtes et monstres hybrides dans la
musique et la danse.
Deux figures plus statiques, de trois-quarts, encadrent la
scène : sur la gauche, un centaure de profil joue de la flûte et sur la
droite, un faune assis joue de la diaule ; au centre, une danseuse nue (nymphe
ou bacchante) aux formes longilignes et à la poitrine épanouie joue du tambour
basque dans une danse effrénée, saute et virevolte dans un pas classique, et agite
sa longue et épaisse chevelure comme deux ailes ; elle est accompagnée par
les cabrioles de deux chèvres au visage humanisé (ou de deux petits faunes),
l’une dressée sur ses pattes arrière, l’autre saisie en plein saut (comme la
danseuse).
Dans
un support très étiré horizontalement, les figures positionnées au premier plan
occupent toute la hauteur de la scène. Sur le fond de bandes horizontales, les
quatre figures centrales (centaure, danseuse, chèvres) s’inscrivent dans une
composition triangulaire dont le haut de la danseuse forme le sommet ; ce
triangle est symétriquement accosté à gauche par le bateau et le pied de vigne
et à droite par la figure du faune assis.
2-Les
références à sa vie personnelle
La Joie de vivre évoque par son
thème tout à la fois la paix mondiale et le bonheur personnel retrouvés. Dans
ce paysage méditerranéen éternel d’Antipolis (nom grec d’Antibes) et de l’Arcadie
où un voilier pêche ou voyage et où une chèvre sourit, le temps du récit est un
temps mythique, un âge d’or, un temps de bonheur idyllique qui entraîne toute
la création à l’unisson dans le plaisir de vivre, la musique, la danse, la
sensualité.
Tout à la fois pastorale et bacchanale, la scène réunit devant
l’infini du monde, la paix et l’atteinte du bonheur moral et physique dans
l’énergie. Les figures évoquent l’Antiquité par le thème, par la nymphe, les
figures hybrides et les instruments.
La
figure centrale est bien entendu Françoise, la muse de l’artiste qu’il aime
représenter comme une femme-fleur, comme une figure active dressée et ondulante,
avec sa longue chevelure qu’il affectionne. C’est une divinité de la Vie, de la
Joie et de l’Amour, réconciliant l’artiste et le monde par sa beauté et son
énergie sexuelle. Picasso a d’ailleurs fait préalablement poser Françoise pour
des Etudes de nu les bras levés au-dessus
de la tête.
Picasso s’identifie
pour sa part souvent aux monstres hybrides, le Minotaure, parfois au faune et
ici au centaure, êtres puissants agités par les désirs sexuels. Apprenant la grossesse
de Françoise à la fin du séjour d’Antibes, il dessinera d’ailleurs sa future
famille en se représentant en centaure, auprès de sa nymphe et de son enfant.
3-Les
références à "sa" et à "la" peinture
Les
thèmes antiques et les figures mythologiques sont présents dans l’œuvre de Picasso
depuis les années 1920. En août 1944, il peint déjà une bacchanale où les
figures, dont la danseuse au tambourin, annoncent La Joie de vivre et célèbrent la joie de la Libération de Paris. Cependant,
dans cette œuvre de 1944, c’est l’orgie
de la foule dans une composition pyramidale qui est présentée dans le décor
d’un bois.
Dans cette œuvre, l’Antiquité et ses mythes sont revisités par
l’intermédiaire de la peinture moderne, celle de la Renaissance (bacchanales,
noces), celle du XVII° siècle (bacchanales, fêtes, triomphes), celle du XVIII°
siècle (pastorales) mais plus particulièrement celle du Classicisme, puisque
Picasso interprète ici un tableau du peintre Poussin qu’il admire.
POUSSIN
Nicolas (194-1665), Le triomphe de Pan,
1635, huile sur toile, 134x145 cm, Londres, National Gallery.
PICASSO Pablo, Bacchanale,
aquarelle et gouache, août 1944 (premier état).
PICASSO Pablo, Bacchanale, aquarelle et gouache, août 1944 (second état).
Par
la suite, Picasso dessinera (1947-48) et gravera bien d’autres bacchanales
(1955-1960) insistant davantage que dans La
Joie de vivre sur l’extase sacrée par le vin et la chair. Dans le tableau
d’Antibes, en effet, le vin est seulement évoqué par un pied de vigne et la
nudité par la seule danseuse qui se donne en spectacle mais ne partage pas son
corps.
La posture de la danseuse s’inspire de la celle du tableau de Poussin
mais répond également à ses recherches propres sur le même thème depuis 1899
(très nombreuses études de Femme nue aux
bras levés dans des dessins, estampes mais aussi quelques peintures et sculptures,
surtout vers 1906-07, vers 1927-29 et en 1939-40 ; voir également ses
nombreuses figures de danseuses, de musiciens, de baigneuses).
En 1939, plusieurs
estampes montrent déjà une danseuse nue debout au tambourin (Fig.7). En 1945,
Picasso représente dans une estampe réalisée à Antibes, une danseuse avec cette
posture contournée des fesses et des jambes (Fig.8).
En 1946, avant même le
travail au château Grimaldi, les centaures, nymphes et faunes (présents depuis
les années 30) forment de nombreuses triades dans les peintures et dessins de
Picasso (Fig.9). Ces dernières vont cependant constituer les figures principales
de la création d’Antibes nommée La suite
Antipolis dont La Joie de vivre
est l’élément majeur. Picasso marque au
revers de La Joie de vivre le nom d’Antipolis 46 [1946] et y dessine une tête de
faune.
7-PICASSO
Pablo, La femme au tambourin, 1939,
gravure sur cuivre, 2ième etat, taille douce, grattoir, aquatinte, 66, 5x51, 2
cm, Paris, musée Picasso.
8-PICASSO
Pablo, Faune assis de profil jouant de la
diaule, nymphe dansant debout au maraca et au tambourin, 24 septembre 1945,
Antibes, eau-forte, second état, 26, 5x34,8 cm, Paris, musée Picasso.
9-PICASSO
Pablo, Faune debout jouant de la diaule,
nymphe assise au tambourin et au compotier de fruits et centaure barbu au
trident, 1946, Antibes, musée Picasso.
PICASSO
Pablo, Le centaure et le navire,
1946, Ripolin sur papier marouflé, 50x65 cm, Antibes, musée Picasso.
Ripolin et fusain sur fibrociment, 250x360 cm, Antibes, musée Picasso.
Au-delà
du thème de la bacchanale et de l’œuvre de Poussin, il y a certainement l’envie
chez Picasso de faire une œuvre en résonance avec Luxe, calme et volupté (1905) de Matisse (peintre auquel il rend
visite à Vence en janvier 1946), où des personnages nus déjeunent sur la plage
entre arbre et bateau et plus encore Le
Bonheur de vivre (1905-1906), renommé plus tard La Joie de vivre également, où dans un paysage des figures humaines
nues se prélassent, s’embrassent, font de la musique ou dansent.
Picasso
retient d’ailleurs pour son œuvre le titre de La Joie de vivre qu’il préfère au titre initialement proposé
par Dor de la Souchère, Bacchanale au
bord de la mer.
MATISSE
Henri (1869-1954), Luxe, calme et volupté,
1904-05,
huile sur toile, 98, 5x118, 5 cm, Paris, musée d’Orsay.
huile sur toile, 175x241 cm, Merion, Barnes Foundation.
Enfin, on peut voir dans la grande œuvre horizontale et lumineuse d’Antibes au grand triangle central l’antithèse de Guernica (œuvre sombre à la composition centrale triangulaire, tout à la fois inspirée par l’histoire contemporaine, des figures mythiques et des peintures de Poussin) : la paix et le bonheur retrouvés après le meurtre et la barbarie. Il faut alors évoquer les deux allégories antiques de Picasso La Guerre et la Paix (1952) qui orneront plus tard la chapelle du château de Vallauris.
PICASSO Pablo, Guernica, 1937, huile sur toile, 371x782 cm, Madrid, Museo Reina Sofia.
PICASSO Pablo, La Guerre, 1952, peinture sur panneaux d’Isorel, 10x4, 7 m, chapelle du château de Vallauris.
PICASSO Pablo, La Paix, 1952, peinture sur panneaux d’Isorel, 10x4, 7 m, chapelle du château de Vallauris.
Il semble donc qu’au-delà d’une
peinture mythologique (l’Antiquité), d’un ancrage dans l’histoire contemporaine
(la paix mondiale) et d’une peinture autobiographique (son séjour à Antibes
avec Françoise), il y ait dans La Joie de
vivre de Picasso, la recherche d’une certaine synthèse de sa propre
peinture en résonance avec les grands maîtres anciens et contemporains
au-travers d’un thème universel.
Il y a aussi sa réponse au problème
de l’intégration de figures dans un paysage (à la suite de Manet, Cézanne,
Matisse). En effet, si le décor garde les signes d’un paysage réel (la mer est
visible depuis les fenêtres de l’atelier), il est un paysage réinventé, le cube
scénographique d’une scène de ballet dont les parties noires seraient les côtés
latéraux (dans l’atelier, Picasso travaille de nuit à la lumière de deux gros
projecteurs de cinéma) et les bleus de la mer et du ciel le décor du
fond ; ce cube scénique est cependant écrasé et aplati, constitué de bandes
horizontales superposées et de zones colorées en aplat où les figures
contournées d’un trait reposent sur l’épaisseur d’un trait semblable et
communiquent leur transe curviligne à tout le décor, même à la ligne d’horizon.
4-La peinture (support, technique, style)
Le support est constitué d’une grande
plaque de fibrociment, encadrée d’une cornière de fer, peinte au Ripolin.
Les couleurs sont dessaturées et blanchies et adoptent pour le paysage des
teintes réalistes (affirmation du ton local) ; il y a du bleu et du violine
(mer et parties humaines des corps), du jaune plus ou moins beige et orangé
(plage et bateau), du brun-rouge (dont les cheveux de la danseuse -vraie
couleur des cheveux de Françoise-, et une partie du faune musicien), quelques
touches de vert, du gris (rochers), du noir (bande inférieure au centre, bande
médiane sur les côtés) et du blanc nacré et bleuté (ciel lumineux, mer près du
bateau, corps des chèvres et d’une partie du centaure).
Le paysage et les
figures sont découpées en zones géométriques colorées (la chèvre de droite) qui
jouent entre formes et fond, clair et sombre, positif et négatif, plein et
vide, opaque et transparent : le centaure adopte en partie les couleurs de
la plage et celles de la mer, se confond ou se détache d’elles et son
buste semble disparaître derrière le rideau de la mer ; la danseuse a les bras
de la couleur du ciel nacré mais l’espace du ciel compris entre ses bras adopte
le bleu clair de sa peau ; la ligne d’horizon semble s’incurver entre
centaure et danseuse, faisant pénétrer dans l’eau la couleur du ciel.
Cette œuvre majeure a été réalisée
sur place et est présentée dans la salle même qui a servi d’atelier. Il semble
que Picasso ait renoncé à la peinture murale mais ait gardé cette volonté de
décoration murale par les grandes dimensions et la lisibilité des figures.
Les
nombreux dessins contemporains de cette peinture (triades mythologiques devant
la mer) mais plus encore les photos en noir et blanc prises par Michel Sima
nous renseignent sur la genèse de l’œuvre.
Il semble que Picasso ait notamment
supprimé la ligne des montagnes de droite, modifié la végétation et transformé progressivement les figures en
allongeant leur corps, en réduisant leur tête, en renforçant leurs courbes et
en accentuant leur mouvement (Fig. 1 et 2).
Les formes simplifiées et
géométrisées sont contournées d’un trait sombre comme dessinées en fil de fer
souple. Les lignes courbes dominent en effet avec celles des corps mais
également la répétition de cercles et d’ovales (têtes, tambourin, extrémités
des instruments, fesses et seins de la danseuse). Les courbes gagnent même la
ligne d’horizon et l’animent.
Quelques
lignes droites sont présentes cependant notamment dans le bateau et dans le
découpage des zones colorées qui l’entourent mais également dans les pattes, le
corps des instruments, la taille, les bras et le cou de la danseuse ou une
branche de l’arbre.
La schématisation réduit surtout les têtes à des formes
géométriques petites et aux rares détails stylisés (visages dépersonnalisés),
points et traits (le trait en forme de V
ou d’oiseau en vol du visage du centaure évoque tout à la fois la ligne des
sourcils et du nez et déborde comme une paire de cornes).
Il n’y a pas de
modelé, pas de volume car l’espace est écrasé, aplati (au point que les figures
reposent sur un simple trait) voire entremêlé (centaure et danseuse). Le bateau est tout à la fois abstractisé par ses lignes et ses géométries (à l’image des
natures mortes contemporaines de l’artiste) et déformé par la multiplication
des points de vue (l’ellipse l’assimile au poisson), déformation qui touche
également les jambes (de face) et les fesses (vues de profil et de dessus) de
la danseuse.
Il y a là de fortes réminiscences au
cubisme synthétique des années 12-20, avec la lisibilité de la composition et
de la scène, la fragmentation de la surface en zones géométriques colorées,
l’évocation du collage, le jeu fond-forme, la schématisation des formes et la
réduction des figures à des signes. Cependant cette schématisation évoque
également les arts primitifs qui ont fortement inspiré l’art de Picasso (art des
roches gravées italiennes du Valcamonica, sculpture africaine, ibérique, océanienne, peinture romane).